Fuite des cerveaux
La moitié des universitaires jurassiens reste en exil

Depuis toujours, les régions de campagne et particulièrement de montagne souffrent d'une fuite de leurs cerveaux en direction des villes. Avec le home office, un nouveau trend pourrait apparaître — et si les villes se vidaient à leur tour?
Publié: 05.08.2021 à 07:24 heures
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Dernière mise à jour: 05.08.2021 à 16:39 heures
Sarah Frattaroli, Alexandre Cudré (adaptation)

Quelle est la commune la plus peuplée des Grisons? Zurich, voyons. Si cette blague ne vous a pas fait rire, elle est bien connue au fond des montagnes du sud-est du pays et pourrait être adaptée aux monts du Valais et à Lausanne ou encore à l’Arc jurassien et Neuchâtel.

Une bonne blague, dit-on, mélange avec habileté une dose de vérité et une dose de souffrance. Les Grisons, comme d’autres cantons de montagne suisses, rient pourtant jaune et perdent chaque année une partie décisive de leur population au profit des grandes villes. Si la fuite des cerveaux est un phénomène connu entre les pays, il existe aussi à l’intérieur de ceux-ci.

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La Suisse semble plus que jamais divisée. Pourquoi ? Et comment changer cela ? La grande série d'été de Blick sur le fossé entre villes et campagnes aborde ces questions sous différents angles.

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Un étudiant valaisan sur cinq ne revient pas

L’effet est statistiquement vérifiable. Selon les enquêtes de l’Office fédéral de la statistique (OFS), un Grison sur trois ne retourne pas dans sa région de montagne après avoir obtenu son diplôme. Parmi les habitants d’Uri et d’Appenzell, ce chiffre atteint une personne sur deux.

De nombreux villages de montagne sont aux prises avec la fuite des cerveaux. Ici Gspon, dans le Valais.
Photo: AFP
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En Suisse romande, un Valaisan sur cinq ne revient pas dans son canton natal, tout comme un Neuchâtelois sur quatre, un score similaire à celui du Tessin. Le canton romand le plus «vidé» de ses cerveaux est le Jura, où près d'un étudiant sur deux ne rentrera pas. Plus le niveau d'étude est haut, plus la tendance est forte. Ainsi, seuls 35% des Jurassiens titulaires d'un Master reviennent dans leur canton d'origine.

Les cantons de Fribourg et Genève ont un solde neutre, alors que le canton de Vaud sort son épingle du jeu et voit quasiment un étudiant sur douze venir s'implanter depuis un autre canton.

Un cercle vicieux qui profite aux villes

Grâce à cette fuite des cerveaux, des villes comme Genève et Lausanne sont alimentées en travailleurs jeunes et bien formés, à l’instar de Zurich et Berne outre-Sarine. Les cantons ruraux et de montagne paient pour l’éducation coûteuse de leur jeune population et la perdent ensuite au profit des grands cantons urbains, notamment quand les jeunes partent à l’université. Une perte financière importante qui ne se sent pas seulement au niveau des impôts.

Ces cantons perdent également de précieux travailleurs qualifiés. Cela décourage à leur tour les entreprises d’ouvrir des sites dans les zones rurales. Et sans entreprises, il n’y a guère de possibilités d’emploi intéressantes et les conditions économiques deviennent difficiles. Et donc peu de raisons pour les jeunes étudiants de retourner dans leur ancienne patrie. Un cercle vicieux.

«Il y a peu de perspectives ici»

Ce n’est qu’à l’âge de la retraite qu’ils retournent parfois dans leurs vallées de montagne. En conséquence, les cantons de montagne doivent faire face à une population vieillissante. Les résidents plus âgés rapportent alors moins de recettes fiscales, mais entraînent des coûts plus élevés en raison des maisons de retraite ou des établissements de soins.

Par exemple, la petite commune grisonne de Bergün Filisur, dans la région de l’Albula, est concernée par cette tendance. Un peu moins de 900 personnes y vivent et la tendance est à la baisse. Luzi Schutz, 32 ans, est syndic de la municipalité sans affiliation à un parti. Il a lui-même fait partie des émigrants. Après avoir déménagé à Coire pour suivre son école secondaire, il est parti plus tard dans l’agglomération zurichoise pour y faire ses études, où il est resté pendant neuf ans.

Il y a trois ans, Luzi Schutz est revenu dans son village natal et en est rapidement devenu le président de commune. Et il comprend pourquoi tant de ses pairs vivent dans les centres urbains: «Selon l’orientation professionnelle que l’on souhaite donner à sa vie, les perspectives sont rares ici. Toute personne qui n’est pas hôtelier, agriculteur… ou syndic — est pratiquement obligé de déménager.»

«Il n’y a pas de solution magique»

Que faire contre cette fuite des cerveaux? Il y a quelques années, la commune valaisanne isolée d’Albinen a fait les gros titres de la presse internationale avec sa démarche: Les nouveaux arrivants pouvaient y recevoir une prime de bienvenue de 50’000 francs.

Brigitte Küng, du groupe de réflexion du Forum économique des Grisons, étudie la fuite des cerveaux depuis des années. Elle est sceptique quant aux campagnes comme celle d’Albinen. «Cela peut fonctionner dans des cas individuels. Mais ce n’est pas une solution magique. Les mesures à prendre sont multiples et à différents niveaux. La création de crèches, par exemple, ou davantage de numérisation.»

L’infrastructure Internet dans les régions montagneuses est encore pourtant parfois insuffisante. «Il est temps de mettre le paquet!», martèle Brigitte Küng. À ce niveau, la pandémie de coronavirus offre de nouveaux espoirs.

Les nomades numériques, une nouvelle opportunité

«Les grandes entreprises de Zurich parlent en ce moment de réduire les surfaces de bureaux», ajoute Brigitte Küng au sujet de la pandémie de Covid-19. «Le bureau à domicile fait désormais partie de la vie quotidienne. Cela rend possible un nouveau modèle de vie».

Un modèle où l’employeur pourrait continuer d’être situé dans un centre urbain et l’employé pourrait continuer de travailler dans sa région de naissance, que ce soit en campagne ou en montagne. Ce qui permettrait notamment au salarié de payer ses impôts, faire ses courses et aller au restaurant là-bas dans sa propre région.

Les logements accaparés par les résidences secondaires

Mais Brigitte Küng reste prudente: «Cela ne va cependant pas provoquer une avalanche de nouveaux arrivants.» Luzi Schutz tempère également. Selon lui, l’obstacle principal est le logement. La population des villages de montagne isolés diminue. Mais les prix des logements, notamment dans les régions touristiques, sont en hausse.

«Je connais de jeunes familles qui veulent revenir, mais qui ont des difficultés à trouver un endroit où vivre», explique-t-il. Le problème s’est même aggravé depuis la pandémie, car les résidences secondaires sont plus demandées que jamais — et d’ailleurs souvent achetées par des personnes avec des moyens financiers plus importants… et qui habitent en région urbaine.

Il espère néanmoins que la nostalgie de la montagne finira par l’emporter. «La période que j’ai vécue à Zurich était passionnante. Mais à un moment donné, j’ai fait le tour de ce que la ville avait à m’offrir.» L’appel de la montagne a été le plus fort. «C’est comme ça que ça se passe avec beaucoup de gens.»

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