Un flop juridique pour Karin Keller-Sutter?
L'accord passé entre le Conseil fédéral et l'UBS est sur la sellette

Le Non de l'Assemblée fédérale sur l'accord pour la reprise de Credit Suisse n'a pas de poids juridique, a affirmé le Département des finances. Pourtant, des experts en droit sont sceptiques. La colère monte au Parlement. Explications.
Publié: 16.04.2023 à 11:20 heures
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Dernière mise à jour: 16.04.2023 à 12:10 heures
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Danny Schlumpf

Le 19 mars 2023 a été un jour historique. Le Conseil fédéral a sauvé Credit Suisse grâce à un accord in extremis avec l’UBS. Mais pour qu’il soit accepté, le gouvernement a dû accorder des garanties faramineuses. Pour rappel, ces montants s’élèvent respectivement à 100 milliards de francs pour la BNS contre le risque de défaillance lié à des prêts de liquidités et neuf milliards de garanties contre les défaillances pour la nouvelle banque.

Le même jour, la Délégation des finances du Parlement a donné son accord. Mais comme la Confédération a appliqué son droit d’urgence, elle a dû soumettre l’accord à l’Assemblée fédérale pour approbation ultérieurement, lors d’une session extraordinaire.

Mais l’avis du Parlement sur cet accord n’avait pas vraiment d’importance, a assuré le Département des finances (DFF) avant le début de la session. Les milliards étaient déjà «entièrement engagés», a martelé l’équipe de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter (PLR).

Le Non du Parlement à l'accord pour sauver Credit Suisse est juridiquement sans effet, affirment les juristes de la conseillère fédérale Karin Keller-Sutter.
Photo: keystone-sda.ch
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Une décision sans effet

Dès le 24 mars, le secrétariat de la commission des Finances a ainsi mis entre les mains des parlementaires une «note sur les possibilités juridiques des commissions et des conseils en cas d’approbation a posteriori». «Si les conseils refusent l’approbation a posteriori, cela équivaut à un blâme politique adressé à la Délégation des finances, peut-on y lire. La non-approbation n’a pas d’effet juridique.»

Mercredi dernier, le Parlement a effectivement refusé les crédits d’engagement, sur la base de ce document. Cela semble absurde: le pouvoir législatif a pris une décision… sans effet. N’est-ce pas contraire au principe de la politique démocratique? Est-ce conforme à la loi?

«Approbation a posteriori» nécessaire

Cette semaine, le journaliste de la SRF Philipp Burckhardt a fait référence à la «loi fédérale sur la sauvegarde de la démocratie, de l’Etat de droit et de la capacité d’action dans les situations extraordinaires» de 2010, adoptée à la suite du sauvetage de l’UBS.

Quel était l’objectif du Parlement? Un professeur de droit public à l’université de Lucerne a accepté de répondre. «La loi en question a notamment permis de garantir, par le biais d’une modification de la loi sur les finances de la Confédération, que l’Assemblée fédérale puisse également participer à la prise de décisions concernant les dépenses urgentes du Conseil fédéral», détaille Bernhard Rütsche.

Les articles 28 et 34 de la loi sur les finances prévoient ainsi que les crédits urgents nécessitent non seulement l’approbation préalable de la Délégation des finances, mais aussi «l’approbation ultérieure» du Parlement. Et dans ce cas, le mot «approbation» est décisif, souligne Andreas Stöckli, professeur de droit public à l’université de Fribourg. «Il signifie que la décision du Parlement a une valeur juridique contraignante.»

Les crédits sont-ils désormais invalidés?

Bernhard Rütsche plussoie. Il faut déduire que, selon la loi fédérale, «les crédits d’engagement urgents décidés par le Conseil fédéral avec l’accord de la Délégation des finances perdent leur validité juridique s’ils ne sont pas approuvés par l’Assemblée fédérale». Néanmoins, selon le juriste lucernois, les engagements juridiques pris par le Conseil fédéral avant la non-approbation par le Parlement restent valables en raison de la protection de la confiance et de la sécurité juridique.

Il existe bien un contrat de garantie pour les aides de la BNS en matière de liquidités, affirme le Département fédéral des finances (DFF). Mais il en va différemment de la garantie de pertes pour l’UBS, d’un montant de neuf milliards: elle n’est pas encore arrêtée par un contrat. Elle fait néanmoins partie du concept global des mesures en rapport avec l’UBS, précise encore le département. «Certes, le contrat de garantie écrit n’a pas encore été négocié. Mais les valeurs de référence et le montant de neuf milliards figurent dans l’ordonnance d’urgence», martèle-t-il.

Est-ce pour autant un engagement? Andreas Stöckli se montre sceptique. «Pour le contrat de garantie, la forme écrite est une condition préalable sine qua non, décrit-il. L’article pertinent de l’ordonnance d’urgence ne constitue pas une obligation, mais une simple autorisation.» Tous les points essentiels de la garantie n’y figurent pas non plus. Or, il faut clarifier dans le détail si les déclarations d’intention du Conseil fédéral ont des conséquences juridiques, poursuit-il. Il s’agit donc d’une situation délicate, car l’accord pourrait tomber à l’eau si le Conseil fédéral venait à ne pas poser sa signature sur le contrat. «Le Conseil fédéral peut-il encore signer le contrat après le refus du Parlement? Le doute est permis», avance-t-il.

«Dans ce cas, Karin Keller-Sutter doit démissionner»

Si le contrat n’aboutissait pas, l’UBS réclamerait-elle des dommages et intérêts? «Nous ne ferons aucun commentaire à ce sujet», répond sobrement la banque. Mais le DFF maintient que «le refus n’a aucune influence sur les garanties».

Qu’en pensent les parlementaires? Les réactions de certains d’entre eux sont pour le moins acerbes. «C’est un véritable scandale de politique publique si l’interprétation du Département des finances n’a pas de portée juridique», assène un conseiller national. «Si un tel cas venait à se présenter, Karin Keller-Sutter devrait démissionner», gifle l’un de ses collègues.

L’UDC et les Vert-e-s présenteront la semaine prochaine des propositions à la Commission des institutions politiques. «Il nous faut absolument une analyse sérieuse de la situation au niveau juridique», tonne le conseiller national UDC Lars Guggisberg. Le chef du groupe parlementaire socialiste Roger Nordmann est, lui aussi, très remonté. «Les questions juridiques doivent être clarifiées, assure le Vaudois. Une commission d’enquête parlementaire est indispensable.»

L’UDC, le PS et les Vert-e-s responsables des conséquences

La responsabilité du Conseil fédéral est aussi soulignée par des membres du Conseil des Etats. Pour certains d’entre eux, c’est au gouvernement d’analyser les répercussions de ce vote. «Il nous a été communiqué qu’un Non n’aurait aucune conséquence juridique, rappelle le conseiller aux Etats des Vert-e-s Mathias Zopfi. C’est donc bien au Conseil fédéral d’assumer et de présenter ses conséquences.»

Le chef du groupe parlementaire du Centre, Philipp Matthias Bregy, estime lui aussi que le Conseil fédéral doit clarifier les questions juridiques. Mais le gouvernement n’est pas le seul à avoir des choses à se reprocher, avance le Valaisan. Il pointe du doigt ses collègues des autres partis. «L’UDC, le PS et les Vert-e-s portent la responsabilité des conséquences de ce Non de défi», flanque-t-il.

Quant au conseiller aux Etats Andrea Caroni (PLR), il préfère rester du côté de sa conseillère fédérale. Le gouvernement peut engager la Confédération en urgence avec l’accord préalable de la Délégation des finances, soulève-t-il. Une non-approbation ultérieure ne change donc rien aux engagements pris, dans les relations extérieures entre la Confédération et les tiers tout au moins. «Si l’on s’était considéré comme responsable, une majorité aurait probablement approuvé», appuie le politicien appenzellois.

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