Un tweet étrange circule
Des médecins genevois ont-ils propagé la peste pour s'enrichir?

Grande coqueluche des complotistes francophones, Silvano Trotta s'est fendu d'un tweet pour le moins intrigant mercredi: il affirme que des médecins genevois ont propagé la peste pour s'enrichir, lors de la grande épidémie de 1530. Notre fact-checking.
Publié: 19.08.2023 à 09:12 heures
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Dernière mise à jour: 25.08.2023 à 09:41 heures
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Entre deux Tweets sur «l’utilisation obligatoire de masques faciaux» ou sur une prétendue «surmortalité chez les enfants» qui serait dissimulée par les médias, la coqueluche des complotistes francophones Silvano Trotta s’est intéressé à… L’histoire suisse. Postant un texte — pour le moins surprenant — sur la fameuse peste qui a décimé Genève en 1530.

Qui est ce Silvano Trotta, aux 140’000 abonnés sur X (anciennement Twitter)? Spécialiste des ovnis autoproclamé, «un des meneurs du discours antirestrictions» durant le Covid, théoricien «du complot à l’arrogance déstabilisante»… C’est en ces termes que «Le Monde» brossait, en 2020, le portrait de cet entrepreneur français.

S’il ne fait plus tellement les gros titres des médias de l’Hexagone depuis la fin de la pandémie, le fantasque cinquantenaire ne chôme pas pour autant sur les réseaux sociaux. Ainsi, il s’est récemment improvisé historien.

L'image d'illustration du Tweet en version anglaise. Nous n'avons pas pu attester de l'origine et la date exacte de l'image, mais cette dernière représente à priori la Révolte de Münster, en Westphalie (1534-1535).
Photo: Twitter
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La traduction d’une traduction

Ce long Tweet se prétend être une traduction française de la traduction anglaise d’un texte qui, à l’origine, est écrit en français classique… Le texte ainsi cité est, plus précisément, un extrait du deuxième tome des «Chroniques de Genève», rédigées au 16ᵉ siècle par le gentilhomme et chroniqueur suisse François Bonivard.

En bref, cette supposée traduction stipule que des médecins genevois auraient volontairement propagé la peste à travers la Cité de Calvin en 1530, dans le but de s'enrichir. Avant de répondre de leurs actes lors d’un grand procès, qui se serait soldé par une condamnation et toute une série de supplices.

Vérité ou mensonge? Blick a contacté Philip Rieder, historien et maître d’enseignement et de recherche à l’Institut Éthique Histoire Humanités de l’Université de Genève, pour vérifier ces informations. D’entrée de jeu, l’expert avertit: «Ce Tweet est une paraphrase très libre du texte de François Bonivard.» Voici donc ce qui est véridique, et ce qui tient de la fantaisie pure.

Le vrai

  • Un procès, où on accusait un groupe d’«engraisseurs», selon le jargon de l’époque, de propager intentionnellement la peste, a bien eu lieu en 1530. Suivi de bien d’autres jugements du genre (jusqu’en 1630), en particulier à Genève et à Milan.
    Mais «il est impossible de confirmer nombre de données fournies par François Bonivard (ndlr: l'auteur du texte original) lui-même. Certains éléments ne correspondent pas à ce que l’on peut lire dans le procès» archivé à Genève, précise Philip Rieder.
  • Beaucoup de Genevois soupçonnent, à l’époque, «que la peste est transmise de façon artificielle. Et vont mettre en cause les personnes qui travaillent dans les hôpitaux et pour l’assainissement de la ville. Car ces dernières auraient, en théorie, tout avantage à faire perdurer la maladie, puisqu’ils s’enrichissent grâce à elle», détaille l'historien interrogé.
    Aujourd’hui, il est difficile de savoir s’il y a eu ou non un complot. «Il est intéressant de constater que les récits des accusés concordent sur le fait qu’ils auraient prêté serment entre eux, et qu’ils cherchaient à propager la peste», souligne néanmoins notre expert.

Le faux

  • Les médecins malfaisants dont parle Silvano Trotta n’étaient, en réalité, pas vraiment des médecins — dans le sens que nous prêtons à ce terme de nos jours. Philip Rieder explique: «Le statut de soignant de la peste était peu standardisé à cette époque. Qualifier les employés de l’hôpital des pestiférés de médecins, c’est donner une image très faussée de ce qu’ils étaient en réalité. La plupart d’entre eux étaient employés à nettoyer, à ensevelir et parfois à soigner les malades. Il s’agit souvent de main d’œuvre peu qualifiée, journaliers et domestiques, par exemple. Et ces gens mouraient parfois au bout de quelques jours après avoir été au contact des pestiférés…» Parmi les prévenus du procès en question, en réalité, un seul «est qualifié de chirurgien. Titre octroyé d’ailleurs simplement grâce à sa pratique: il n'a pas forcément bénéficié d’un apprentissage formalisé.»
  • Les supplices des supposés propagateurs de peste n’ont pas duré plusieurs jours, à la suite du procès en question, contrairement à ce qu’affirme Silvano Trotta. «Cette information ne se trouve même pas dans le texte original de François Bonivard», confirme notre expert.

Entre les lignes

En résumé, dans le Tweet de Silvano Trotta, tout n’est pas complètement faux. Le problème, c’est que rien n’est complètement vrai non plus. Et surtout, l’égérie des complotistes francophones ne semble pas s’être posé beaucoup de questions de fond.

Philip Rieder abonde en ce sens: «Ce qui peut être reproché à ce Tweet, c’est notamment le fait de prendre, sans esprit critique, des données publiées par un chroniqueur. Il aurait fallu préciser ’selon Bonivard’, par exemple. Et puis Silvano Trotta ne donne aucun contexte pour situer ce qu’il raconte…»

Une déformation de l’histoire à visée idéologique ou politique, donc? L’expert rétorque: «L’histoire est toujours sujette à (ré)interprétations. Regardez ce qu’il se passe en Russie: le pays est en train de réécrire ses livres d’histoire, à cause du nouveau contexte géopolitique…»

Venant d’une personnalité plébiscitée par les coronasceptiques (souvent méfiants envers la médecine, de manière générale), une telle publication s’en prend-elle aux médecins d’hier pour décrédibiliser ceux d’aujourd’hui? Pour notre chercheur, une «peur du médical a ressurgi dernièrement, durant le Covid-19. Comme vous le savez, il y a même eu des violences envers les médecins et les infirmiers, pendant la pandémie: on avait un peu l’impression d’être au 16ᵉ siècle!»

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