Une nutritionniste française réagit
«Les politiciens suisses ignorent la science!»

A Berne, la commission de la science du Conseil des États voudrait mieux encadrer l'usage du Nutri-Score, jugé trop réducteur. Le qualificatif fait bondir Pilar Galan, médecin nutritionniste et épidémiologiste à l'Université de Paris.
Publié: 24.02.2023 à 17:02 heures
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Dernière mise à jour: 28.03.2023 à 14:10 heures
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Inefficace, le système de classement nutritionnel Nutri-Score? La majorité de la commission de la science, de l'éducation et de la culture (CSEC) du Conseil des États a déposé une motion visant à en encadrer l'usage. Motif: il profiterait à certains produits plutôt que d'autres. Et son financement par l'État fait bondir le PLR, à l'image de Philippe Nantermod dans une récente chronique pour Blick.

Mais cet instrument coloré a aussi ses partisans. Et ils sont nombreux, de l'Office fédéral de la sécurité alimentaire aux représentants des consommateurs (la FRC, par exemple) en passant par les spécialistes de la branche.

Notre interview jeudi de Johanna Gapany, membre de la CSEC, a entraîné de nombreuses réactions, tant sur les réseaux sociaux que parmi les experts. «Le Nutri-Score peut porter à confusion, mais c’est un outil très important et efficace s’il est bien utilisé», bondit Odile Rossetti Olaniyi, diététicienne à Genève. L'indicateur ne mesure pas le degré de transformation du produit ou l'impact écologique? «Ce n'est pas son rôle», rétorque la spécialiste.

Le «Nutri-Score», importé de France en Suisse en 2019, est controversé à Berne.
Photo: DR
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La fronde dépasse les frontières helvétiques, puisque Pilar Galan, médecin nutritionniste et directrice de Recherche à l'Université de Paris, a, elle aussi, eu un haut-le-cœur en apprenant le désamour à Berne de l'outil né en France. Elle travaille auprès de l’Institut national français de la recherche agronomique (INRAe), en collaboration directe avec Serge Hercberg, fondateur du Nutri-Score.

Pilar Galan est médecin nutritionniste et chargée de recherche à l'Université de Paris.
Photo: DR

Le fait qu’il y ait une majorité politique, du moins en commission, pour remettre en question le Nutri-Score en Suisse vous étonne. Pourquoi?
C’est une bonne chose que les responsables politiques se mobilisent sur des thèmes de santé publique et notamment sur des outils de prévention nutritionnelle comme le Nutri-Score. Ce qui est surprenant, dans cette motion, c'est l’absence totale de référence aux multiples travaux scientifiques existants justifiant l’intérêt du Nutri-Score. On pourrait s'attendre à ce que toute prise de position s’appuie sur des bases scientifiques et des raisonnements rigoureux, et non sur des affirmations qui ne reposent manifestement pas sur une bonne compréhension de ce que l’on peut attendre d’un logo nutritionnel.

Où voyez-vous une «mauvaise compréhension»?
Dans le texte de la motion, on reproche l'adoption d'un outil «au bon vouloir des milieux spécialisés et de l'administration». Que signifie cette phrase? Je ne la comprends pas. Au contraire: le choix du Nutri-Score, dans tous les pays qui l'ont adopté comme la Suisse, s'est appuyé sur des éléments scientifiques probants et dans un intérêt de santé publique. Cet outil repose sur de nombreuses études qui ont amené des centaines de scientifiques européens, des milliers d'experts dans de nombreux domaines (nutrition, obésité, pédiatrie, cancérologie, maladies cardiovasculaires…) et des associations de consommateurs et de patients à le plébisciter.

La commission relève que la pyramide alimentaire doit rester l'aiguillage de base pour les consommateurs. En quoi le Nutri-Score ferait-il mieux?
Laisser entendre que les recommandations nutritionnelles – comme la pyramide alimentaire en Suisse – s'oppose au Nutri-Score, c'est surprenant. Au contraire, ce sont deux informations complémentaires, utiles aux consommateurs pour orienter leurs choix au moment de l'acte d'achat. Il a été démontré qu’il existait une très bonne cohérence entre les deux approches, qui ne se substituent pas et ne se contredisent pas. Du reste, les aliments recommandés par la pyramide alimentaire sont d'ailleurs ceux qui sont le mieux classés par Nutri-Score (eau, fruits et légumes, légumineuses...).

Prenons les choses dans l'autre sens: quel est le réel apport du Nutri-Score?
Il faut comprendre qu'à l'intérieur d'une même gamme de produits, il existe énormément de déclinaisons aux qualités nutritionnelles très diverses. Ainsi, on ne peut pas se contenter de recommander de «manger du poisson» sous prétexte qu'il est bien placé sur la pyramide alimentaire. Un saumon frais est classé A, le saumon en conserve classé B et le saumon fumé classé D (du fait de la teneur élevée en sel). On voit donc que le Nutri-Score permet au consommateur d'aller plus loin que les conseils génériques. Il les aide à ajuster facilement la quantité et la fréquence de leur consommation des différentes formes de saumon.

«Pense-t-on sérieusement qu’il nous faut un système de notation pour comprendre que s’empiffrer de lard à l’huile nous mène indubitablement à l’obésité?», interroge le vice-président du PLR Philippe Nantermod dans une chronique pour Blick. Le trait est un peu fort, mais sur le fond, le Nutri-Score n'est-il pas un peu infantilisant? Votre question est intéressante, parce qu'«infantilisant», c'est précisément le terme utilisé par les lobbies pour tenter de discréditer cet outil. C'est un système qui est simple et non simpliste: il est basé sur une centaine d'études scientifiques. Le fait qu'il s'agisse d'un repère facile à comprendre n'est pas anodin, c'est une volonté: il est être très intuitif et compréhensible par tous, en particulier les populations les plus défavorisées. L'augmentation épidémique du surpoids et de l'obésité, notamment chez les jeunes et les enfants en Europe, est multifactorielle et ne se résoudra pas avec un logo coloré. Mais le Nutri-Score atteint bien son but: aider les consommateurs à orienter leurs choix alimentaires vers une alimentation plus favorable à la santé.

A-t-on néanmoins besoin d'un tel outil pour savoir qu'il n'est pas très bon de manger du fromage?
Même pour les aliments dont la consommation doit être limitée selon les recommandations nutritionnelles, qu'il s'agisse de fromage, de chips ou de desserts sucrés, il existe une grande variabilité en termes de composition nutritionnelle. Vous pouvez tout à fait être conscient qu'une pizza au fromage n'est pas très saine, tout de même vouloir en manger, mais en essayant de choisir celle qui est la meilleure sur le plan nutritionnel!

Johanna Gapany voudrait aller plus loin que le Nutri-Score. Ne peut-on pas imaginer un meilleur indicateur que ce simple «feu de circulation»?
Il y a trois dimensions «santé» dans les aliments: la composition nutritionnelle, l'ultra-transformation et la présence de pesticides. Aucune n’est exclusive pour résumer, à elle seule, la valeur globale santé des aliments. Les travaux scientifiques confirment l’importance de chacune dans le développement des maladies chroniques, indépendamment les unes des autres. Ce n'est pas un hasard si aucun outil ne permet d'intégrer les trois: c'est parce que l'on ne peut pas les agréger. Le Nutri-Score est donc essentiel, en complément d'autres outils.

Un exemple très médiatisé est celui des céréales Chocapic, très bien placées (A!) par le Nutri-Score. Étonnant, non?
Oui, bien sûr que c’est une vraie question tout à fait pertinente. Les producteurs ont reformulé certains produits pour améliorer leur score. C'est le cas de votre exemple: Nestlé a réduit le taux de sucre et augmenté les taux de fibres en choisissant du blé complet. Ainsi, les Chocapic sont passées de la note D (37 grammes de sucre par 100 g...), à C, puis à A, puisque le produit a réussi à passer juste en-dessous du seuil de l'algorithme.

C'est une bonne chose dans l'absolu sur le plan de la santé publique, mais cela introduit une «course au Nutri-Score» qui n'était pas prévue.
En effet, si je poursuis dans cet exemple, cela peut donner l’impression aux consommateurs que ces céréales n’ont pas beaucoup de sucre – elles en ont moins que d’autres, mais tout de même encore beaucoup – et surtout ne permet plus de les différencier des corn-flakes et mueslis qui ne contiennent pas ou très peu de sucres ajoutés. Ceci dit, le Nutri-Score avait tout à fait anticipé cette évolution.

Et, donc, comment la lutte s'organise-t-elle?
L'algorithme est mis à jour tous les trois ans. Un comité scientifique international regroupant des experts des sept pays qui ont adopté Nutri-Score, dont la Suisse, a été mis en place par la gouvernance européenne et a rendu en juillet 2022, après un travail rigoureux de 18 mois, un rapport très complet qui pénalise plus les produits sucrés. Le Nutri-Score sera donc mis à jour dans le courant de l'année 2023, et les céréales Chocapic repasseront à C.

On comprend dans cet exemple qu'il semble difficile de confier cette tâche à l'industrie, comme le suggère la commission de la science, de l'éducation et de la culture du Conseil des États.
Il y a en effet beaucoup trop d'intérêts privés. Comment pourrait-on confier l'information sur la transparence de la qualité nutritionnelle des aliments à des opérateurs économiques? Ils ne peuvent être crédibles. Seule la science doit guider le choix d’un logo nutritionnel et elle doit s’appuyer sur une recherche indépendante. Pour cela, elle doit se faire sans lien d'intérêt et être portée par les États. C'est le cas de Nutri-Score, défendu par les associations de consommateurs. Par ailleurs, je relève que l'État ne «finance» pas Nutri-Score, mis gratuitement à disposition.

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