Visite en prison chez le «forcené de Bienne»
Prisonnier de son propre monde

Il y a douze ans, un retraité biennois mobilisait plus de 1000 policiers et donnait lieu à une invraisemblable chasse à l'homme. Peter Hans Kneubühl, plus connu sous le nom de «forcené de Bienne», a accepté de recevoir Blick en prison à Thoune. Reportage.
Publié: 07.11.2022 à 21:34 heures
Rebecca Wyss

Nous sommes un jour d'octobre à la prison régionale de Thoune. La porte s'ouvre, un homme se faufile à travers l'encadrement de porte. Il se tient droit, des crocs aux pieds. Peter Kneubühl a enfilé un survêtement gris et s'est peigné à la hâte. Car il ne s'attendait pas à notre visite.

Il s'est trompé de jour, et cela l'a contrarié. Il ne voulait plus nous recevoir. Mais il est finalement là, en face de nous. Et il s'excuse pour son retard. «Je voulais me préparer. Je prends toujours le soin de m'apprêter lorsque je reçois des visiteurs», explique l'homme de 79 ans.

Peter Hans Kneubühl est le prisonnier le plus médiatique du pays.
Photo: Peter Mosimann

Face à ce senior courtois, on oublie presque que nous avons affaire à un criminel. Sans doute le plus connu de Suisse. Il y a douze ans, à lui seul, il a provoqué un engagement hors du commun des forces de l'ordre: 1057 policiers avec 150 appareils de vision nocturne, 40 pistolets automatiques, un hélicoptère Super Puma et même un char piranha. Il a fallu cinq jours aux autorités pour savoir qui ils recherchaient vraiment.

Le Biennois a reçu Blick dans la cellule de Thoune où il vit depuis 2010.
Photo: Peter Mosimann

Au total, celui que la presse a vite affublé du nom de «forcené de Bienne» a tenu la police en haleine durant neuf jours et autant de nuits. Jusqu'à son arrestation, le 17 septembre 2010. Hans Stöckli, alors syndic de Bienne, déclarait alors à Blick: «L'ombre qui planait au-dessus de la ville s'est finalement éloignée.» La cité horlogère pensait respirer: elle ne savait pas qu'un vrai marathon se tramait.

Il a fallu plusieurs jours à la police, en 2010, pour enfin se procurer une photo de l'homme qu'elle recherchait.
Photo: Keystone

Des milliers d'articles ont été écrits au sujet de Peter Hans Kneubühl. Cette riche collection va bientôt s'enrichir d'un film «Peter K. — Seul contre l'État» basé sur l'histoire de ce retraité du quartier des Tilleuls. Un personnage qui fascine autant qu'il énerve. Pourquoi? C'est ce que nous avons voulu savoir en allant le rencontrer dans son pénitencier de l'Oberland bernois.

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En lutte contre... une prison plus clémente

Il a bientôt 80 ans, mais il est interné. Voilà depuis 2014 qu'il se trouve à Thoune, dans le régime de détention le plus dur de Suisse. Normalement, ce traitement est réservé aux individus en détention provisoire, où ils y restent en moyenne 57 jours avant d'être transférés ailleurs s'ils sont condamnés.

Le pensionnaire de la cellule 006, lui, est en séjour permanent. Jusqu'à 23 heures d'isolement pour une heure de promenade quotidienne dans la cour. Peter Hans Kneubühl pourrait être transféré dans un autre établissement pénitentiaire, mais il ne le veut pas. Et lorsque le Biennois souhaite quelque chose, il s'en donne les moyens: pour preuve sa grève de la faim lorsqu'il devait changer de prison.

Pourquoi vouloir s'infliger un tel traitement? La raison est simple: en changeant de prison, Peter Hans Kneubühl aurait l'impression d'accepter sa peine. Et donc sa culpabilité. Il veut donc rester au pénitencier qui héberge les détentions provisoires.

Le bientôt octogénaire a tout de même un peu plus de libertés qu'au début. Mais les portes restent fermées. Chaque pas hors de sa cellule, que ce soit pour aller à la bibliothèque de la prison, prendre une douche ou se promener dans la cour, doit être planifié.

Ce retraité a tenu toute une ville en haleine et mobilisé plus de 1000 policiers.
Photo: Peter Mosimann

Pourquoi accepter de nous recevoir? Il y a une seule raison: Peter Kneubühl veut que son cas soit réexaminé. C'est ce qu'il a écrit, à la main, dans une lettre de trois pages adressée à Blick. Son combat depuis douze ans. «Experts, juges, médias — tout le monde me considère comme un psychopathe. C'est absolument faux.» La vérité: Peter Kneubühl vit dans son propre monde. Avec ses propres vérités. Car l'homme n'est pas en prison pour rien.

Personne ne le connaissait

Retour au 8 septembre 2010. L'unité spéciale Gentiane, de la Police cantonale bernoise, se tient devant la maison de Peter Hans Kneubühl. Sa maison d'enfance. Elle doit être mise aux enchères en raison d'un conflit d'héritage entre le retraité et sa sœur. Pour le Biennois, c'est un cauchemar qui devient réalité. C'est dans cette maison qu'il a grandi, qu'il a soigné sa mère presque jusqu'à sa mort.

La vendre aux enchères? Impossible. À l'arrivée de la police, Peter Hans Kneubühl se retranche dans sa maison. Dans la cave, un vrai arsenal hérité de son père: des armes de poing, une arbalète, une baïonnette et des boîtes de munitions. Pendant onze heures, la police fait le siège de la maison, tout en essayant de raisonner le vieil homme.

Et puis soudain, l'impensable: Peter Hans Kneubühl sort en trombe, tire sur des policiers et blesse grièvement un agent à la tête. Avant de disparaître dans la nuit. Incroyable mais vrai: voilà qu'un retraité devient soudain l'homme le plus recherché du pays. La ville de Bienne est en état d'urgence. Problème: à part les voisins, personne ne sait à quoi ressemble Peter Hans Kneubühl. Et personne ne sait vraiment qui il est.

Les premières informations commencent à filtrer. Il a étudié la physique et les mathématiques. Il était enseignant. A vécu durant plusieurs années à l'étranger, avant de revenir à Bienne chez ses parents qui avaient besoin de son aide. Depuis leur décès, il s'est reclu dans la maison. Sa maison dans laquelle il est devenu un fantôme.

Un «pauvre diable» qui a des fans

Comme d'autres criminels, le «forcené de Bienne» a des fans. Certains activistes de gauche organisent des rassemblements, lisent des communiqués aux médias. Monsieur Kneubühl n'est pas un loup solitaire à abattre, insistent-ils. Ils fondent même des groupes Facebook, impriment des t-shirts. L'opinion publique aussi est partagée: certains s'étonnent de cette «chasse à courre» contre un «pauvre diable».

Douze ans plus tard, rien n'a changé: l'homme continue de polariser. Certains en font un symbole du combat pour la liberté contre les forces de l'ordre. D'autres s'étonnent, voire s'indignent, que l'on puisse glorifier ainsi un «presque assassin de policiers». Un monstre. Ce qui est sûr, c'est que Peter Hans Kneubühl est malade. Son dossier est clair: troubles psychiques et délires de persécution.

Retour à la prison thounoise, ce jour d'octobre. Pour parler à «PHK», il faut être patient. L'homme de 79 ans se perd dans des monologues qui ont toujours la même fin: sa sœur. Le diable en personne, comme il l'a dit un jour au tribunal. Depuis, il a mis un peu d'eau dans son vin, mais le fond reste identique. «Elle a lancé les forces de l'État, la police et les juges à mes trousses.» Le système judiciaire est pris en otage par les féministes, estime-t-il.

C'est cette maison de Bienne qui a tout déclenché.
Photo: Blick

En 2010, le Biennois en était persuadé: la police voulait le tuer. Avant son arrestation, il l'écrivait quotidiennement dans son journal. «Les porcs ne sont pas arrivés aujourd'hui. Ils me laissent vivre un jour de plus.» C'est ainsi qu'il a justifié ses actes, depuis le début: il devait tirer sur les policiers car il se trouvait en état de légitime défense. Une version qu'il est évidemment le seul à défendre.

3 personnes sur 100'000

Peter Hans Kneubühl semble prisonnier de ses démons intérieurs. Tous les acteurs de sa vie font partie d'un complot: médias, juges, policiers... Nous aussi, donc. Mais le Biennois n'élève jamais la voix. Il est toujours calme et aimable. Même après plus de 2h30 d'une conversation qui tourne au monologue. Il continue à prendre son temps pour étayer ses thèses, malgré les signes de fatigue. Cet homme aurait-il vraiment attaqué la police si on l'avait laissé tranquille? Difficile à dire.

La cellule de 12 mètres carrés fait aussi office de bureau pour Peter Hans Kneubühl. Notamment pour écrire — à la main — à Blick.
Photo: Peter Mosimann

L'évolution d'un trouble psychique est imprévisible. Surtout lorsqu'il s'agit de délire paranoïaque. Philipp Sterzer est bien placé pour le savoir, puisqu'il est médecin-chef à l'hôpital universitaire de Bâle: «Les personnes concernées sont persuadées, de manière inébranlable, qu'elles sont persécutées et menacées. Les faits ne peuvent pas les convaincre du contraire.»

Tous les éléments de la vie quotidienne viennent alimenter cette «réalité parallèle». Les médecins, amis, parents deviennent tout à coup des personnes animées de mauvaises intentions. Et la méfiance est permanente. Ce diagnostic est rare: 3 personnes sur 100'000 environ en sont atteintes. Peter Hans Kneubühl réfute catégoriquement ce diagnostic. «Ce n'est pas moi qui suis malade, mais le système», soupire-t-il. Cette conviction l'aura mené jusqu'en prison.

Le «forcené de Bienne» s'est battu jusqu'au Tribunal fédéral pour... prouver sa culpabilité. Ou plutôt son aptitude à être reconnu coupable de ses actes. Car le tribunal régional Jura bernois-Seeland a établi le contraire, en 2013.

Peter Hans Kneubühl n'a pas réussi à convaincre la plus haute juridiction du pays et a dû entamer une mesure stationnaire, le petit internement. Ce régime est appliqué lorsque les juges considèrent que le délinquant souffre de troubles psychiques qui peuvent être soignés. Mais ce n'est pas facile, dans le cas du Biennois: il est persuadé que les psychiatres veulent le manipuler. Il ne laisse personne s'approcher de lui.

Pas de télévision

Il y a deux ans, les juges ont décidé d'un internement ordinaire. Le retraité s'y est également opposé. En vain, notamment parce que le principal concerné a rédigé une lettre aux habitants actuels de sa maison d'enfance, leur promettant de leur «tordre le cou» dès qu'il sortira.

Les unités spéciales au domicile de Peter Hans Kneubühl, il y a douze ans.
Photo: Blick

Voilà douze ans que l'homme est en prison. Sous surveillance permanente. Et peut-être jusqu'à la fin de sa vie. Mais ce n'est pas la préoccupation première du septuagénaire, qui ne veut pas travailler en prison. Il a déjà une mission: son combat. Tout ce dont il a besoin, c'est du papier et des stylos.

Peter Hans Kneubühl a dû quitter sa maison pour les douze mètres carrés de sa cellule. Les murs sont teintés de bleu pour agrandir visuellement la cellule. Une télévision est posée sur une table, mais elle reste constamment éteinte. Elle n'est même pas racordée, parce que le Biennois n'a pas le temps de la regarder.

Son temps, le détenu le passe à écrire. C'est ce qui le maintient en vie: combattre, stylo à la main, d'innombrables services administratifs. Le résultat est impressionnant: au mur, des boîtes à bride documentent tout ce que le «forcené de Bienne» a rédigé sur son histoire. Ce sont ses souvenirs. «Je remplis environ une boîte par année», explique le vieil homme à Blick. Tout est rangé, classé et soigneusement étiqueté.

«Chaque année, je remplis une caisse environ.»
Photo: Peter Mosimann

Un lourd secret de famille

De l'extérieur, la famille Kneubühl paraît normale, soudée. Le père de famille et sa sœur ont fondé une société de tir dans la région et s'entendent bien. Les deux enfants également. Jusqu'à un certain jour, dans les années 1980, où tout s'effondre: la soeur de Peter Hans rompt le silence. Une thérapie qu'elle a subie a fait ressurgir des souvenirs refoulés — des abus sexuels durant son enfance. Les auteurs présumés? Son propre père et un ami. La mère était au courant. La jeune fille devenue femme a confronté ses parents et son frère.

Celui-ci le martèle jusque dans sa cellule: «Ma soeur n'a jamais été abusée. Elle ment.» Les parents de Peter Hans Kneubühl auraient subi «jusqu'à leur mort» les affres de ce mensonge, à en croire le «forcené de Bienne». Sur le plan légal, le cas n'est pas résolu. La sœur est partie en France.

Au tribunal, lors du procès du septuagénaire, l'experte psychiatrique Anneliese Ermer a estimé qu'il était «concevable que de telles affirmations aient plongé Peter Hans Kneubühl dans un conflit intérieur profond» et qu'il a dû «se sentir coupable» puisqu'il n'a pas trouvé la force d'outrepasser le silence de ses parents. C'est ce qui a déclenché les troubles de l'homme, selon la psychiatre.

Il a apprécié le film

Cette hypothèse a été formulée il y a neuf ans déjà, et fait partie du film consacré à «Peter K.». Le scénario évoque un homme pris dans un tourbillon de délires, qui s'enfonce de plus en plus. Il s'agit d'un projet de Laurent Wyss, réalisateur mais aussi directeur des programmes de la chaîne locale TeleBielingue.

Peter Hans Kneubühl a pu voir en avant-première le film, également projeté lors du Festival du film français d’Helvétie. L'homme, qui a reçu le réalisateur à six reprises en prison dans le cadre du film, le trouve réussi. À un détail près: le personnage principal est «trop sombre et déprimé» à ses yeux. «Je ne suis pas un solitaire morose», insiste le Biennois.

Dans sa jeunesse, Peter Hans Kneubühl a vécu dans des communautés rurales en France, en Angleterre mais aussi en Israël. Il a milité contre le nucléaire et pour les libertés sexuelles. Et il était ouvert à la psychologie. Ce dernier point a beaucoup changé.

En prison, les visites sont rares. Parfois, un certain Andres Zaugg, baptisé le «pyromane de Soleure» après avoir mis le feu à la cathédrale Saint-Ours, passe par Thoune. Sa biographie est d'ailleurs dans la cellule de Kneubühl. Mais, le reste du temps, il est seul.

En ce moment, le «Amok-Rentner» lit la biographie d'un ami pyromane.
Photo: Peter Mosimann

Le plus célèbre criminel du pays avait déjà été arrêté une première fois. «Sans raison», coupe-t-il. Cet ancien épisode montre bien la posture du Biennois face à l'autorité. S'il a eu des soucis à l'époque, c'est qu'il a simplement refusé de décliner son identité à un policier qui la lui demandait. La preuve, pour lui, que l'on vit dans un État de surveillance qui a le bras long.

La peur d'être oublié

Aujourd'hui, il faut apprivoiser Peter Hans Kneubühl pour pouvoir l'approcher. Il suffit d'un mot de travers pour se le mettre à dos et qu'il ne veuille plus vous parler. Un homme a su gagner sa confiance: Ulrich Kräuchi. Ce sexagénaire qui en impose physiquement est le directeur de la prison régionale de Thoune depuis... douze ans. «Nous nous sommes habitués l'un à l'autre» sourit-il au sujet de son détenu le plus célèbre.

Ulrich Kräuchi est l'imposant directeur de la prison.
Photo: Peter Mosimann

Se retrouver en prison a, logiquement, un gros effet sur la santé mentale. En général, les détenus demandent une télévision dès que possible, pour se changer les idées et voir autre chose. Pas Peter Hans Kneubühl. «Il est peu exigeant», dévoile le directeur de la prison thounoise. Et courtois. Alors Ulrich Kräuchi fait sa part des choses et n'hésite pas à amener à la demande du «forcené de Bienne» un ancien magazine où il était question de lui.

Reste une grande question: sortira-t-il un jour de l'internement? Il y a deux issues. Soit il accepte son état et suit une thérapie, soit il devient sénile et incapable de discernement. Le principal concerné perçoit une troisième voie: celle d'une «juste» libération. Mais ne comptez pas sur lui pour accepter une once de culpabilité.

La lourde porte de la cellule 006 va bientôt se refermer. Après cet entretien fleuve, Peter Hans Kneubühl nous serre la main. Il ne manque pas de nous remercier avec une phrase terrible pour terminer: «Le pire, ce serait que je sois oublié.»

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