Drame en cuisine
Comment «The Bear» a trouvé la recette de la série parfaite

Il y a dans cette série culinaire du drame, de la tension, de l’émotion, des acteurs exceptionnels et de vrais choix de mise en scène. Un petit bijou à dévorer sur Disney+ à partir du 5 octobre.
Publié: 03.10.2022 à 19:13 heures
image00003.jpeg
Margaux BaralonJournaliste Blick

Après une étrange scène d’ouverture dont on ne dira rien, sinon qu’elle permet de comprendre le titre de la série, «The Bear» prend à la gorge et aux narines. La pâte à pain qui lève, les pièces de viande saisies, les couteaux virevoltant sur les légumes, les sauces qui réduisent, tout semble si proche qu’on pourrait en capter l’odeur délicieuse et la chaleur. Il y a là, dans cette manière de filmer les cuisines d’une modeste sandwicherie de Chicago, tout ce qui est requis d’un réalisateur comme d’un chef: beaucoup de talent, mais encore plus de travail. Travail sur l’image grainée, sur le son (les petits bouillons de la sauce, le frémissement des oignons sur l’huile chaude, le crépitement du gras de bœuf en contact avec la poêle brûlante), sur le montage aussi rapide et précis que le découpage des carottes en brunoise. Huit épisodes d’une trentaine de minutes plus tard, l’évidence s’impose. On vient de vivre une expérience des plus savoureuses, de celles dont on parlera encore longtemps.

«The Bear» suit donc Carmen Berzatto, dit Carmy, jeune chef de toute évidence très doué, qui vient de reprendre cette sandwicherie américaine des plus classiques. Reprendre, car son frère officiait auparavant à la tête de la petite cuisine ni très propre ni très pratique. Seulement voilà, le frère est mort brutalement. Alors Carmy a quitté les restaurants étoilés pour revenir au bercail et tenter de «faire quelque chose de cet endroit». Autrement dit, d’en garder l’identité populaire tout en apportant sa patte, le tout en essayant de ne pas mettre la clef sous la porte faute de trésorerie suffisante.

Contenu tiers
Pour afficher les contenus de prestataires tiers (Twitter, Instagram), vous devez autoriser tous les cookies et le partage de données avec ces prestataires externes.

Une série au rythme du coup de feu

Il lui faut agir sans s’aliéner la petite équipe qui officie depuis plus longtemps que lui, notamment Richie, le meilleur ami caractériel de son frère, frustré de ne pas avoir récupéré le restaurant. Et, accessoirement, sans s’effondrer sous le poids du deuil. C’est beaucoup pour un seul (jeune) homme et lorsque Sydney, tout juste sortie d’une grande école de cuisine, vient postuler pour un stage, elle est embauchée tout de suite.

«The Bear» suit Carmen Berzatto, jeune chef gastronomique très doué, qui reprend une sandwicherie à la suite de la mort de son frère.
1/2

La série va au même rythme qu’un service en plein coup de feu, celui des cris, des ordres, des gestes rapides et précis, des casseroles qui débordent et des aiguilles de l’horloge qui galopent toujours beaucoup trop vite. «The Bear» n’a d’autre ambition, à première vue, que de raconter le quotidien de cette brigade jetée dans la lessiveuse de la restauration rapide. Mais, et c’est là que la magie opère, elle parvient à capter mille autres choses.

Délicieux casting

D’abord la diversité des caractères, grâce à une écriture très fine des personnages qui permet de les dessiner peu à peu, donc de les faire vivre, sans jamais assommer le spectateur d’informations sur leur passé et leur parcours. Il y a Marcus, le chef pâtissier un peu rêveur, prêt à tout pour trouver la recette du donut parfait, aussi doux que lui. Sydney, l’ambitieuse impatiente, talentueuse mais orgueilleuse. Richie, qui gueule plus fort que tous les autres pour oublier qu’il n’a pas su trouver sa place, ni dans son foyer ni dans le reste du monde.

Tous sont aimables et insupportables à la fois, terriblement authentiques, et le casting y est forcément pour beaucoup. Si Jeremy Allen White, aperçu dans «Shameless», est absolument parfait dans le tablier de Carmy, tous les seconds rôles brillent. Ayo Edibiri prête sa force têtue au personnage de Sydney, Ebon Moss-Bachrach parvient à donner quelque chose d’aimable à Richie, l’une des têtes du petit écran qui mérite pourtant le plus de claques, et Lionel Boyce ferait manger des donuts tous les jours à une mannequin Victoria's Secret.

Mais «The Bear» n’est pas qu’une série sur les gens. C’est aussi une série sur le travail. Ici, la cuisine devient une sorte de métaphore de la vie professionnelle en général et de sa violence, peut-être plus exacerbée dans ce milieu, quoique. Épuisement, harcèlement, humiliation… voici un portrait peu reluisant des coulisses des «métiers passions» dans lesquels tout est permis. Et Carmy a beau ne pas vouloir reproduire ce qu’il a subi ailleurs, force est de constater qu’il est très difficile de s’affranchir d’un système dysfonctionnel. Qu’importe qu’il s’évertue à appeler chacun des membres de sa brigade «chef» en signe de respect. Quand on baigne dans le stress, le chaos et la peur de la banqueroute, les sorties de route sont fréquentes.

La poésie du deuil

Enfin, «The Bear» est une extraordinaire série sur le deuil et ce qui va avec, du déni à la colère. Certains brûlent d’amertume, d’autres s’abrutissent de travail, d’autres encore se laissent couler. Tous sont représentés tour à tour par les personnages de la série, hantés par une disparition. Qu’une fiction aussi pleine (d’images, de bruits, de dialogues) réussisse à faire ressentir l’absence est un véritable tour de force. Et le monologue de Carmy qui ouvre le dernier épisode restera comme l’une des séquences les plus remuantes vues dans une série depuis fort longtemps.

Si «The Bear» a autant de saveur, c’est donc d’abord parce qu’elle s’appuie sur de bons ingrédients, mais aussi parce qu’elle sait les lier entre eux. Les dialogues ne sont plus des dialogues, ce sont des conversations. Les ressorts narratifs disparaissent pour laisser la place à des interactions entre les personnages, eux-mêmes si brillamment réels qu’ils deviennent des personnes. Épuisante, la série est aussi intensément satisfaisante parce qu’elle revient à la quintessence de la fiction: la sublimation du banal.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la