La fin d'un mythe
Comment «Plus belle la vie» a révolutionné les représentations à la télé

Après dix-huit ans de diffusion et plus de 4500 épisodes, la série la plus populaire de la télévision française prendra fin en novembre prochain. Au-delà du divertissement, «Plus belle la vie» aura contribué à faire largement évoluer les représentations sur petit écran.
Publié: 09.05.2022 à 16:34 heures
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Margaux BaralonJournaliste Blick

La nouvelle a été confirmée par France Télévisions le 5 mai, après des mois de rumeurs. «Plus belle la vie», PBLV pour les intimes, prendra fin en novembre prochain, au terme de sa 18e saison. Adieu le Mistral, ce quartier (fictif) de Marseille qui servait de décor aux aventures de Thomas, Samia, Vincent et les autres. Fini les rebondissements improbables qui ont tenu des millions de personnes en haleine tous les jours et les intrigues amoureuses rocambolesques dans la plus pure tradition du «soap». Sur Facebook, l’acteur Laurent Kérusoré, qui joue le rôle de Thomas Marci dans la série, a posté une vidéo dans laquelle, ému, il remercie les fans. Avant d’ajouter: «Je suis fier d’avoir fait changer les mentalités. ’Plus belle la vie’ a fait changer les mentalités au sujet de l’homosexualité.»

Dans la série, en effet, Thomas Marci est gay. Comme beaucoup de personnages aujourd’hui, certes, mais il faut se souvenir qu’en 2004, lorsque commence la diffusion de PBLV, c’est beaucoup plus rare. Pour preuve, c’est même la première série française à montrer un baiser gay à une heure de grande écoute. Sur ce sujet, comme sur tant d’autres, le feuilleton a contribué à modifier les représentations sur le petit écran. Dans le communiqué annonçant sa fin, France Télévisions a d’ailleurs salué un programme «transgénérationnel, ancré dans la proximité, l’authenticité et les réalités de la société dans toute sa diversité».

Le premier mariage gay de la télé française

Olivier Szulzynger, scénariste en chef de PBLV pendant dix ans, se souvient pourtant avoir hésité en 2004 à présenter au public un protagoniste gay. «On avait prévu qu’arrive un personnage de trentenaire homosexuel, mais je me suis dit que cela pouvait choquer des gens et j’ai proposé d’attendre six mois, le temps d’installer le show, explique-t-il aujourd’hui. C’est la chaîne qui a insisté.» Et elle a eu raison: très vite, le couple formé à l’écran par Thomas et Nicolas devient le chouchou du public. «On a ensuite montré le premier mariage gay de la fiction française en 2013», rappelle Olivier Szulzynger. Quelques semaines seulement après le vote, dans la vie bien réelle cette fois, de la loi autorisant le mariage pour les couples de même sexe en France.

Une partie des acteurs de la série, ici en juin 2019 lors du Festival de télévision de Monte-Carlo.
Photo: AFP

Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres. «Dès les débuts de sa diffusion, ‘Plus Belle la vie’ a illustré le brassage des cultures, écrit Céline Bryon-Portet, enseignante-chercheuse en sociologie à l’Université Paul-Valéry de Montpellier, dans un article universitaire. En attestent de nombreux personnages de nationalité ou d’origine étrangère.» Cette spécialiste de la sociologie des médias audiovisuels note aussi que dans le quartier du Mistral, «il est courant que de puissants chefs d’entreprises et de riches bourgeois côtoient des chômeurs et parfois même des SDF, de même que se côtoient des individus aux moeurs, idéologies religieuses et engagements politiques différents». Résultat: «Cette mosaïque sociale permet à la série d’aborder une réflexion autour de l’altérité, de l’acceptation ou du rejet de la différence, de la tolérance et de l’intolérance.»

«On essaie d’influer sur les comportements»


Au cours de ses plus de 4500 épisodes, PBLV a traité des mères porteuses comme de l’euthanasie ou de l’avortement. Même des sujets encore très sensibles, comme le voile islamique ou la guerre d’Algérie, ont trouvé leur place dans le feuilleton. «Cela fait partie de l’ADN de la série, note Pauline Rocafull, dialoguiste de ‘Plus belle la vie’ depuis cinq ans. Les scénaristes n’ont pas de consignes précises mais portent des histoires qui permettent de parler de débats de société.» Avec un soin tout particulier apporté à l’écriture. En 2016, pour développer un arc narratif autour du viol conjugal, ils ont ainsi rencontré des représentantes d’associations féministes… qui ont ensuite applaudi des deux mains en voyant un programme aussi populaire s’emparer du sujet.

Pour Olivier Szulzynger, «c’est l’avantage de travailler pour le service public: il n’y a pas que l’audience qui compte, on a aussi une responsabilité». Celle de s’adresser à toutes et tous et de sensibiliser l’audience à certains sujets, comme les discriminations: «On essaie modestement d’influer sur les comportements.» Pauline Rocafull, de son côté, est persuadée de l’efficacité de la fiction pour véhiculer des messages sans avoir l’air de donner des leçons. «Incarner ces sujets à travers des personnages auxquels le téléspectateur s’attache permet à la fois de mettre à distance le sujet, car on sait qu’il s’agit d’une fiction, mais aussi de s’identifier et donc de mieux ressentir.»

Prises de conscience et attaques en règle

Preuve que cela fonctionne, la production a mené une enquête auprès des téléspectateurs après la diffusion de l’épisode sur le viol conjugal. «La série avait eu un impact de façon non marginale, se souvient Olivier Szulzynger. Entre 7 et 10% des gens déclaraient avoir ouvert les yeux sur ce crime.» Pauline Rocafull a ainsi déjà parlé avec sa voisine de Gabriel Riva, personnage qui fait un coming-out tardif auprès de son père dans la série. «Son propre frère est homosexuel et le visionnage de l’épisode a provoqué une discussion dans sa famille, raconte-t-elle. ‘Plus belle la vie’ alimente les débats dans les foyers.»

Des débats qui sont d’ailleurs parfois très vifs. En 2019, des associations réunies dans la Coalition internationale pour l’abolition de la maternité de substitution ont saisi le CSA, chargé d’encadrer l’audiovisuel français, en accusant le feuilleton de faire la promotion de gestation pour autrui. Parce qu’elle engendre ce type de réactions, «on peut dire que la série possède une dimension politique», estime Céline Bryon-Portet, qui rappelle qu’il est «réducteur» de «reléguer les séries au rang de simples productions divertissantes». Si Pauline Rocafull se défend de «prendre parti» en tant que scénariste, pour elle, «PBLV aura brisé des tabous et amené la société à se regarder comme dans un miroir». Ce qui est déjà très politique.

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