De Stonewall 1969 à Genève 2023
Huit dates qui racontent un demi-siècle de lutte

À l'occasion de la Pride, Blick vous raconte l'histoire chahutée du militantisme LGBTQIA+ avec Thierry Delessert, historien de l'Université de Lausanne. Parti des États-Unis, le mouvement arc-en-ciel révolutionnaire a longtemps dérangé à Zurich, Lausanne ou Sion.
Publié: 09.06.2023 à 10:45 heures
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Dernière mise à jour: 09.06.2023 à 10:50 heures
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Amit JuillardJournaliste Blick

Cette nuit-là aurait pu ressembler à tant d’autres au Stonewall Inn, bar du quartier new-yorkais de Greenwich Village tenu par la mafia. Comme d’habitude, gays, lesbiennes et trans s’y seraient réunis, auraient ri, chanté. Comme d’habitude, la police aurait fait une descente pour arrêter les hommes qui portent des habits de femmes ou ceux qui dansent avec d'autres mâles. Comme d’habitude, la vie aurait ensuite repris son cours pour la résiliente communauté LGBTQIA+ du coin.

Considérée comme «déviante», l’homosexualité est encore illégale aux Etats-Unis en 1969. Les aubergistes n'ont pas le droit de servir de l’alcool aux gays et des agents infiltrés traquent les homosexuels, détaille «Le Temps». La révolte gronde. Mais cette nuit-là, au 53 de la Christopher Street, l'histoire décide de sortir de son lit au moment d’un énième raid policier.

28 juin 1969: les émeutes de Stonewall

Ce 28 juin 1969 au petit matin, les gays, lesbiennes et trans présents au Stonewall Inn ne se laissent pas faire. Ripostent. «C’est la descente de trop, conte à Blick l’historien Thierry Delessert. Les flics se retrouvent enfermés dans le bar et les renforts se font caillasser par des travestis.» Avec eux et d’autres habitants du quartier, la désormais célèbre Marsha P. Johnson, femme trans noire à qui Netflix a consacré un documentaire, jette des briques sur leurs pare-brise.

La colère brise la nuit, les «déviants» leurs menottes. Le soir suivant, on prend les mêmes et on recommence. Le surlendemain aussi. Les émeutes de Stonewall dureront entre quatre et six jours, selon les sources. Pourquoi à New York? «Cela aurait aussi pu se passer à San Francisco. Le fruit était mûr aux Etats-Unis, analyse le chercheur à l’Université de Lausanne. Il y avait déjà les mouvements — révolutionnaires et opposés à la bien-pensance — hippie, anti-guerre du Viêt Nam, féministe ou encore le Black Power. Les émeutes de Stonewall n’ont pas eu un grand retentissement sur le plan international, mais c’est le véritable acte de naissance des prides et du militantisme arc-en-ciel que l’on a connu depuis.»

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28 juin 1970: la mère de toutes les prides

Un an après, plusieurs marches homosexuelles ont lieu aux Etats-Unis. Mais c’est à New York que se tient le premier «Christopher Street Gay Liberation Day» — en référence à la rue où se trouve encore aujourd'hui le Stonewall Inn — le dimanche 28 juin 1970 pour commémorer les émeutes. La mère de toutes les prides, en quelque sorte. D’ailleurs, à Berlin ou à Zurich, on parle encore de «CSD» — pour «Christopher Street Day» — plutôt que de «pride».

«C’est une nouvelle forme d’activisme qui naît: l’activisme par le coming-out alors que beaucoup d’homosexuels sont dans le placard», explique le spécialiste suisse des mouvements politiques LGBTQIA+. Ne plus se cacher, montrer qu’on existe, dire «je suis homosexuel», brandir sa fierté. «Et au contraire des nuits de révolte de l’année précédente, cette manifestation sera bien couverte par les médias», remarque l’expert.

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1971: le mouvement révolutionnaire gagne la Suisse

Résultat, le «Gay Liberation Front» essaime dans le monde et en Suisse. «Jusque-là, le militantisme se fait en coulisses: l’Organisation suisse des homophiles — qui réunit des hommes de 40 ou 50 ans, proches de la droite traditionnelle et du parti radical — est discrète et fait du lobbyisme auprès du monde politique et religieux pour obtenir de mini-réformes», développe Thierry Delessert, qui vient de publier «Sortons du ghetto – Histoire politique des homosexualités en Suisse, 1950-1990», disponible en libre accès. Ils sont distingués, cultivés et ne veulent surtout pas déranger. «D'ailleurs, ils se définissent comme homophiles et non comme homosexuels, pour ne pas être associés à l’acte sexuel», précise le scientifique. Tout l’inverse des nouvelles associations émergentes, qui sexualisent leur corps.

«Les Groupes de travail homosexuels qui naissent en 1971 en Suisse alémanique dans les universités se disent homosexuels et reprennent même l’insulte «schwul», qui veut dire «pédé» en français, pour se définir, observe-t-il. La sexualité et les mots deviennent des armes politiques. Les militants sont plus jeunes et se revendiquent de la nouvelle gauche anti-patriarcale.»

Et les lesbiennes, alors? «Elles sont doublement invisibilisées, déplore l’historien. Par les gays parce qu’elles sont femmes. Et par les féministes hétérosexuelles parce qu’elles sont homosexuelles. En 1974, les lesbiennes suisses fondent leur propre association autonome.» Au début des années 1970, l'arc-en-ciel helvétique reste divisé.

24 juin 1978: le premier «Christopher Street Day» de Suisse

Paradoxalement, les dissensions entre ces différents courants donnent naissance à la première pride suisse à Zurich, le 24 juin 1978. «En avril de cette année-là, l’émission politique et polémique de la télévision alémanique SRF «Telearena» avait réuni les homophiles, les jeunes révolutionnaires et les lesbiennes sur un même plateau, éclaire Thierry Delessert. Les groupes se déchirent, s’insultent. L’image des gays et lesbiennes en prend un coup. Le lendemain, la presse n’est pas tendre.»

Face à l’adversité, et pour redorer leur image, les trois mouvements décident de s’unir quelques mois plus tard pour organiser le premier «Christopher Street Day» de Zurich, un rassemblement sans défilé dans le parc Platzspitz. «Ils ont aussi une revendication: la suppression du registre homosexuel, mis en place au cours de la Deuxième Guerre mondiale pour les surveiller, ajoute-t-il. Ce sera un succès puisque ces fiches seront supprimées par le canton de Zurich.» Bâle héberge la manifestation l'année suivante, puis Berne en 1980 et Lausanne en 1981.

4 juillet 1981: l’Homomanif 81 de Lausanne

La première manifestation homosexuelle de Suisse romande n’est ni une «pride» ni un «Christopher Street Day», mais une «homomanif». C’est donc Lausanne qui l'accueille, et on ne peut pas dire que ce soit à bras ouverts. «Il ne faut pas oublier que, jusqu’au milieu des années 1980, le canton de Vaud est la terre des radicaux conservateurs, rappelle Thierry Delessert, qui a lui-même vécu son adolescence à Aigle (VD). Ils ne voient pas d’un très bon œil l’organisation d’une telle manifestation. La Municipalité fera tout pour s’y opposer.» Surtout qu’elle a lieu dans le cadre du mouvement de la jeunesse contestataire et libertaire «Lôzane Bouge», violemment réprimé par les forces de l’ordre.

Images de l'Homomanif 81 parues dans la revue «Hey», publiée par l'Organisation suisse des homophiles.
Photo: Revue Hey, no. 8, 1981

Après cinq mois de négociations et un échange épistolaire qui remplit petit à petit un classeur, un compromis est trouvé, comme le raconte le magazine queer romand «360°»: l’Homomanif 81 est autorisée, mais évitera les grands axes et se cantonnera aux rues piétonnes, entre le Petit-Chêne et la Riponne. Cinq-cents participants battent le pavé, «faisant fi des quolibets et des railleries qui fusaient de certains citoyens outrés», écrit alors «24 heures». Contre 2000 l’année précédente à Bâle.

Selon la revue de presse fouillée des journaux de l’époque de «360°», les médias ne traitent pas tous de l’événement avec le même enthousiasme. La «Nouvelle Revue de Lausanne», organe du parti radical, attaque même frontalement: «Des garçons et des filles qui avaient un point commun… le rachitisme. Ils étaient malingres, souvent avec des faces de minus, enfantins dans leurs provocations».

Dans l’autre camp, «L’illustré» en profite pour se moquer de la mauvaise volonté des autorités et pour se montrer bienveillant. «Aucune mesure légale, aussi libérale soit-elle, ne parviendra à changer quoi que ce soit dans une société qui, par peur de la différence, nivelle tout ce qui ne ressemble pas à l’idéologie dominante, ose l'hebdomadaire progressiste. La différence peut s’appeler juif, nègre ou pédé. Le degré de haine varie selon l’emplacement géographique. L’Occident n’en est pas moins porteur, dans son essence».

5 juillet 1997: la première de Genève

Seize ans s'égrènent. Sans défilé homosexuel de ce côté de la Sarine. Jusqu’au 5 juillet 1997 à Genève. L’événement porte cette fois le nom de «Pride de Suisse romande» et est mieux toléré. Plus de 1000 personnes en sont. «En 1997, les mentalités ont changé, décrypte Thierry Delessert. L’épidémie de sida est passée par là. La mort a humanisé l’homosexualité.»

Lors de la pride romande de 1997, le militantisme LGBTQIA+ était parfois aussi écolo.
Photo: KEYSTONE/PATRICK AVIOLAT

Parallèle intéressant avec la Geneva Pride 2021, qui roulera pour le Mariage pour tous, l’édition de 1997 demandait l’introduction du partenariat enregistré, qui sera finalement accepté par le peuple en 2005. «Chaque pride aura été porteuse de revendications politiques, en fonction des avancées sociétales», note l’historien.

Depuis 1997, la pride romande — ou de la Suisse de l'ouest — est itinérante et a lieu dans une villes différente chaque année. En quinze ans, seule l’année 2020 n’aura pas eu ses festivités arc-en-ciel, annulées à cause de la pandémie de coronavirus.

7 juillet 2001: les intégristes catholiques valaisans s’étranglent

La pride romande de 2001 à Sion marque les esprits et fait couler beaucoup d’encre. «L’église conspue sa tenue et les autorités rechignent», se souvient Thierry Delessert. Les intégristes catholiques s’étranglent. Comme le relate «Le Temps», c’est l’encaveur Dominique Giroud qui ouvre alors les hostilités: il débourse 15’000 francs et s’offre dans «Le Nouvelliste» une pleine page. L’occasion de qualifier l’homosexualité de «crime» et de «péché mortel». L’opinion publique se déchire.

Dans leur brûlot, les intégristes parlaient aussi de «tentation diabolique».
Photo: KEYSTONE/Fabrice Coffrini
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Le 7 juillet, jour de l’événement, une cinquantaine d'intégristes proches — ou membres — de la fraternité catholique ultraconservatrice d'Ecône organise une contre-manifestation et se recueille dans la prière, comme en témoigne le «Téléjournal» de la «TSR». Non loin, les rues de la ville se remplissent: 15’000 personnes affluent. «En raison du climat hostile, la mobilisation a été énorme, se souvient l’universitaire. Dans les rues, l’ambiance était sympathique, malgré l’interdiction de la musique. La deuxième pride de Sion, en 2015, sera celle de la réparation et des excuses de la part des autorités.»

11 septembre 2021: le Mariage pour tous en ligne de mire

La Pride de 2021 s'annonçait historique puisqu’elle précédait la votation fédérale sur le Mariage pour tous. Pour la deuxième fois d’affilée, la pride romande se tenait à Genève. En 2019, la marche des fiertés avait attiré plus de 35’000 personnes au bout du Léman.

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Depuis les années 1970, le militantisme arc-en-ciel a changé. S’est-il assagi? «Le mouvement ne s’est pas dépolitisé, mais il s’est normalisé, affirme Thierry Delessert. Il s’est adapté au paysage politique suisse pour plaire au centre-droit. Ces changements se sont amorcés au milieu des années 1980 avec l’épidémie de sida. Il fallait alors penser santé communautaire et obtenir le soutien de l’Office fédéral de la santé publique. Et donc adapter le discours.» Le chercheur vaudois résume, l'émotion dans la voix: «De manière générale, la pride existe pour rappeler aux jeunes LGBTQIA + que se taire peut être plus mortel que bénéfique».

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