Di Caprio, Gates, Bertarelli
«Les milliardaires et les stars ne nous sauveront pas»

La polémique autour de Leonardo Di Caprio, photographié sur le yacht de luxe gourmand en fioul du milliardaire suisse Ernesto Bertarelli, a relancé le débat sur le double discours des gens fortunés quand il s’agit de climat, de responsabilité civile et de philanthropie.
Publié: 21.01.2022 à 13:40 heures
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Dernière mise à jour: 21.01.2022 à 14:54 heures
16 - Jocelyn Daloz - Journaliste Blick.jpeg
Jocelyn Daloz

C’est une image qui a fait le tour du monde: Leonardo Di Caprio, bronzant au soleil sur un yacht de luxe dans les Caraïbes. Un mastodonte des mers qui recrache en 10 milles nautiques autant de CO2 qu’une voiture standard en émet en une année. Pour le «Daily Mail», qui en fait un de ces titres au vitriol dont il a le secret, il s'agit d'un double discours embarrassant pour celui qui est aussi ambassadeur de l’ONU pour le climat, et qui multiplie les actions et les discours environnementaux.

Le timing est particulièrement mal choisi, puisque l’affaire émerge peu de temps après la sortie du film «Don’t Look up», dans lequel joue Leonardo Di Caprio, et qui dénonce l’hubris des ultra-riches et l’incapacité de l’humanité à faire face à une catastrophe imminente. La star américaine a également été critiquée parce qu'elle a acheté un ticket pour se rendre à bord de la fusée de Richard Branson, une escapade dans l'espace également catastrophique pour le climat.

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Face à une telle contradiction, difficile de ne pas se souvenir de la tirade prononcée par l’impitoyable humoriste britannique Ricky Gervais lors de la cérémonie des Golden Globes en 2020:

« Si vous gagnez un prix ce soir, n’utilisez pas ceci comme une plateforme pour donner un discours politique. Vous n’êtes dans aucune sorte de position pour donner des leçons au public. Vous ne connaissez rien au monde réel, la plupart d’entre vous ont passé moins de temps à l’école que Greta Thunberg. Alors si vous gagnez ce soir, venez sur la scène, acceptez votre petite statue, remerciez votre agent et votre Dieu, et cassez-vous! »

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Il s'avère que l'affaire Leonardo Di Caprio a un volet suisse: l'acteur se trouvait sur le yacht d'un milliardaire bien connu ici, Ernesto Bertarelli. Le patron d’Alinghi? Oui, mais aussi l'héritier du troisième plus grand groupe pharmaceutique du monde, qu'il a vendu en 2007. Et si on connaît surtout ce premier point à son sujet, ce n’est pas un hasard. D’aucuns connaîtront également sa fondation homonyme, qui milite pour la protection de la nature, tout particulièrement des océans. Il déclarait dans une interview à «Bilan» en 2017 que sa fondation avait consacré près de 40 millions à la protection des mers. Interrogée, la fondation Bertarelli a décliné tout commentaire.

Ces dernières années, la philanthropie de milliardaires ou d’entreprises est de plus en plus critiquée comme de la poudre aux yeux. Les donations généreuses permettraient de créer l’image de gens riches bienveillants et occulteraient la manière parfois sombre dont ces personnes ont fait fortune ou leurs autres prises d’influence sur la société.

Quelques milliardaires aux donations controversées

Les Clinton

Bill Clinton a tout fait pour redorer son blason après ses deux mandats de président des Etats-Unis, qui ont été marqués par d'innombrables scandales politiques. Ses efforts pour créer une fondation d'influence mondiale en a fait l'un des piliers du monde international. Lors de la campagne présidentielle de son épouse Hillary, des enquêtes du «New York Times» et du «Washington Post» ont révélé de possibles conflits d'intérêts alors qu'elle était Secrétaire d'État au sein de l'administration de Barack Obama.

La famille Sackler

La richissime famille américaine s'est fait un nom en tant que grande donatrice dans le domaine des arts et des universités. Son nom est gravé dans le marbre de nombreux bâtiments de campus du Nord-Est américain et de galeries. Les Sackler ont notamment participé au financement du musée Guggenheim de New York. Ils ont en revanche tout fait pour protéger leur nom du scandale des opioïdes qui a fait un million de mort aux États-Unis. Car les Sackler dirigent l'entreprise Purdue, qui commercialise l'antidouleur Oxycontin, et dont les pratiques de vente ultra-agressives font l'objet d'un procès dans lequel l'entreprise a été lourdement condamnée.

Bernard Arnault

Le roi du luxe distribue sa fortune, qui a plus que doublé ces deux dernières années, de manière visible: 200 millions pour la cathédrale Notre-Dame, 780 millions pour le bâtiment de la Fondation d’entreprise Louis-Vuitton, un bâtiment «offert» aux Parisiens. Une générosité qui lui rapporte, puisque la loi française autorise aux grandes entreprises de déduire de leurs profits imposables 60% des sommes consacrées à divers projets culturels. Par ailleurs, la construction de ce musée fait l’objet d’une plainte pour escroquerie et blanchiment de fraude fiscale, tandis que la Cour des comptes épinglait le milliardaire français, patron du groupe LVMH.

Bill Gates

Le créateur de Microsoft est sans nul doute le philanthrope le plus prolixe et le plus connu au monde. Ses efforts pour combattre la malaria sont louables. Pour autant, il n'est pas exempt de controverses: il a financé de coûteuses campagnes politiques pour modifier le système scolaire de l'État de Washington, dans l'Ouest états-unien, alors que le peuple avait déjà refusé par trois fois d'y permettre l'établissement de «charter schools», des écoles privées bénéficiant de soutiens publics. Il soutiendrait également des lobbys OGM qui tentent de faire tomber les directives européennes.

Mark Zuckerberg

Le cas Zuckerberg illustre les limites du financement privé de projets palliant l'action étatique. En 2010, il annonçait en grande pompe sur le plateau d'Oprah Winfrey qu'il allait donner 100 millions de dollars pour soutenir le système scolaire de la ville de Newark, New Jersey. Il s'est avéré par la suite que 89 des 100 millions promis furent absorbés par les salaires des consultants et les écoles privées...


Les Clinton

Bill Clinton a tout fait pour redorer son blason après ses deux mandats de président des Etats-Unis, qui ont été marqués par d'innombrables scandales politiques. Ses efforts pour créer une fondation d'influence mondiale en a fait l'un des piliers du monde international. Lors de la campagne présidentielle de son épouse Hillary, des enquêtes du «New York Times» et du «Washington Post» ont révélé de possibles conflits d'intérêts alors qu'elle était Secrétaire d'État au sein de l'administration de Barack Obama.

La famille Sackler

La richissime famille américaine s'est fait un nom en tant que grande donatrice dans le domaine des arts et des universités. Son nom est gravé dans le marbre de nombreux bâtiments de campus du Nord-Est américain et de galeries. Les Sackler ont notamment participé au financement du musée Guggenheim de New York. Ils ont en revanche tout fait pour protéger leur nom du scandale des opioïdes qui a fait un million de mort aux États-Unis. Car les Sackler dirigent l'entreprise Purdue, qui commercialise l'antidouleur Oxycontin, et dont les pratiques de vente ultra-agressives font l'objet d'un procès dans lequel l'entreprise a été lourdement condamnée.

Bernard Arnault

Le roi du luxe distribue sa fortune, qui a plus que doublé ces deux dernières années, de manière visible: 200 millions pour la cathédrale Notre-Dame, 780 millions pour le bâtiment de la Fondation d’entreprise Louis-Vuitton, un bâtiment «offert» aux Parisiens. Une générosité qui lui rapporte, puisque la loi française autorise aux grandes entreprises de déduire de leurs profits imposables 60% des sommes consacrées à divers projets culturels. Par ailleurs, la construction de ce musée fait l’objet d’une plainte pour escroquerie et blanchiment de fraude fiscale, tandis que la Cour des comptes épinglait le milliardaire français, patron du groupe LVMH.

Bill Gates

Le créateur de Microsoft est sans nul doute le philanthrope le plus prolixe et le plus connu au monde. Ses efforts pour combattre la malaria sont louables. Pour autant, il n'est pas exempt de controverses: il a financé de coûteuses campagnes politiques pour modifier le système scolaire de l'État de Washington, dans l'Ouest états-unien, alors que le peuple avait déjà refusé par trois fois d'y permettre l'établissement de «charter schools», des écoles privées bénéficiant de soutiens publics. Il soutiendrait également des lobbys OGM qui tentent de faire tomber les directives européennes.

Mark Zuckerberg

Le cas Zuckerberg illustre les limites du financement privé de projets palliant l'action étatique. En 2010, il annonçait en grande pompe sur le plateau d'Oprah Winfrey qu'il allait donner 100 millions de dollars pour soutenir le système scolaire de la ville de Newark, New Jersey. Il s'est avéré par la suite que 89 des 100 millions promis furent absorbés par les salaires des consultants et les écoles privées...


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Et en Suisse?

Selon l'ouvrage «Wie Reiche denken und lenken» (Comment pensent et dirigent les riches), écrit sous la direction du célèbre sociologue bâlois Ueli Mäder, les fondations privées représentent un capital énorme: près de 50 à 80 milliards de francs sont gérés par environ 70’000 membres de comités de fondation. Elles ont acquis une influence grandissante dans la société: 50% d’entre elles ont été créées après 1993. En 2010, elles étaient 12’000 et dépensaient près de 2 milliards de francs par an. Ces structures sont souvent fondées par de grands philanthropes et de grandes entreprises. Il y règne souvent une culture du secret et des donations anonymes. Certains hommes d'affaires, comme Ernesto Bertarelli ou le milliardaire suisse Hansjörg Wyss, le font de manière bien plus publique, à la manière des Américains.

Au fond, où est le problème?

Le phénomène de la philanthropie des ultra-riches n'est pas nouveau: il est né avec les immenses fortunes américaines du début du XXe siècle, en premier lieu grâce à John D. Rockefeller et Andrew Carnegie. Ce dernier a consacré dans un ouvrage, «The Gospel of Wealth», sur un ton empreint de paternalisme, la responsabilité des grandes fortunes de donner quelque chose en retour à la société (y compris au mépris de la volonté des masses ignorantes). Si certaines contributions ont effectivement été bénéfiques à l'humanité (les travaux en agronomie de la Rockefeller Foundation dans les années 1930, la lutte de Bill Gates contre la malaria), de nombreux sociologues et politiciens critiquent cette attitude de super-héros milliardaires, qui s'estiment plus compétents que les Etats pour gérer les crises.

«Winners take all», un best-seller de 2018 écrit par le chercheur américain Anand Giridharadas, pourfend cette bienfaisance affichée: elle serait trop intéressée, puisqu'elle permet de vendre une image vertueuse (à l'instar des grandes firmes qui cachent leurs bilans écologiques désastreux par des initiatives de greenwashing) et qu'elle permet de juteuses exonérations fiscales. La philanthropie serait en outre trop peu transparente ou démocratique et ne traiterait que les symptômes des problèmes, jamais les causes. Puisque, selon lui, traiter les causes des inégalités grandissantes remettrait en question la légitimité de posséder des fortunes aussi colossales.

Le sociologue Ueli Mäder abonde en ce sens: «Il ne faut pas que notre existence dépende du bon vouloir des milliardaires. Ils ne nous sauveront pas.» Pour lui, la générosité des riches ne peut que s'ajouter aux projets gérés par la collectivité, elle ne doit pas la remplacer. Au vu des inégalités grandissantes et de l'influence que des fortunes de plus en plus importantes exercent sur le monde, il appelle à un correctif démocratique. Qui passera entre autres par une augmentation des impôts pour les riches. Et ce ne sont pas les millionnaires signataires d'un appel à les taxer davantage qui le contrediront.

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