Plongée vertigineuse
Pistons, discriminations, bizutages: notre enquête sur les sociétés d'étudiants

Réseaux à l’échelle nationale, discrimination genrée, bizutages: les sociétés d’étudiants suisses restent un monde aussi ritualisé que fermé, qui abriterait encore l’élite d’hier et celle de demain. Mythe ou réalité? Blick vous dit tout dans une enquête en six volets.
Publié: 09.06.2021 à 15:46 heures
|
Dernière mise à jour: 15.06.2021 à 14:54 heures
Blick_Daniella_Gorbunova.png
Daniella GorbunovaJournaliste Blick

C’est la première fois qu’on me menace de porter plainte contre moi pour atteinte à l’honneur - Ehrverletzung, en allemand. Ça sonne tout de suite plus grave. Plus mon enquête sur les sociétés d’étudiants avançait, plus je me sentais comme dans une version miniature de «House of Cards», en plus folklorique. J’ai rédigé le deuxième article du dossier en premier: il n’a pas plu à tout le monde. Une société étudiante fribourgeoise, composée principalement d’avocats, amatrice de combats à l’épée clandestins, s’inquiète pour sa réputation. Ehrverletzung. C’est bon signe. C’est les règles du jeu. Je sors le Prosecco (celui à 8,95 frs, je suis journaliste stagiaire).

Tout commence avec Louis*, rencontré par pur hasard. Il me raconte son histoire, puis il me présente des amis. Peu à peu, je me rends compte qu’il ne s’agit pas simplement d’une joyeuse brochette de jeunes bourgeois en mal de virilité, prêts à s’emparer d’épées décoratives à la moindre ardeur alcoolisée. Ces sociétés d’étudiants, c’est l’antichambre de ce que l’on nomme, dans la langue de Kevin Spacey, l’establishment.

«En arrivant à l’Université, je voyais ça comme l’élite de l’élite. Il y a toute une mythologie autour des sociétés d’étudiants. Et un effet réseautage indéniable: on rencontre des gens importants aux quatre coins de la Suisse», me confie Roger*, étudiant en droit et jeune membre de la société masculine Zofingue. Masculine comme la plupart de ces structures, qui comptent des sections dans de nombreuses villes romandes et alémaniques. Toutes exigent une adhésion à vie. En parcourant les listes des membres, une certaine homogénéité saute aux yeux: la plupart des sociétaires sont des hommes d’origine suisse, formés en économie ou en droit.

Enquête sur les sociétés d'étudiants

Des duels à l’épée clandestins au trafic d’influence, en passant par la discrimination genrée et des traditions ancrées dans la naissance de la Suisse moderne, je me suis faufilée dans le monde très discret de ces sociétés. Avec des rites à la pelle et des valeurs plutôt conservatrices, sont-elles les dernières garantes d’une culture suisse en voie d’extinction? Ou simplement des réseaux élitistes, bastions du privilège de l’homme blanc cis?

«C’est rarement des gens de gauche»

«Les sociétés étudiantes suisses sont tout à fait dans la tradition des Burschenschaft allemandes, explique Charles Poncet, avocat qui adhéra à la société genevoise Gymnasia en 1964. Ces dernières étaient d’abord un élément patriotique très important pour la constitution de l’Allemagne sous Bismarck. Puis, elles se sont disgraciées de par le soutien qu’elles ont donné au régime nazi. Aujourd’hui, il y en a encore en Allemagne et en Autriche, et c’est rarement des gens de gauche.»

Une fois arrivée en Suisse, la tradition fut adaptée à la mode helvétique. Traditionnellement fédéralistes et libéraux, «les sociétaires sont aujourd’hui en majorité conservateurs. Au mieux, il y a quelques progressistes, mais il n’y aura jamais d’antifa à Zofingue, par exemple», affirme Roger. Si la réputation des sociétaires helvètes n’a pas été directement entachée par le IIIe Reich, l’héritage historique a la peau dure. Joachim*, également jeune zofingien, en atteste: «Aujourd’hui, nous faisons très attention à nos recrues. Car il y a déjà eu quelques incidents avec des gens d’extrême droite. Dans les années d’après-guerre, mais aussi plus récemment...»

«Boire de la bière en chantant des cochonneries»

En l’absence de partis politiques tels que nous les connaissons, les premières sociétés d’étudiants avaient pour buts le débat politique et la circulation d’idées. Aujourd’hui, si l’utilité citoyenne n’est plus tellement d’actualité, les rites et les traditions persistent. C’est un univers hiérarchisé et codifié. Charles Poncet décrit une réunion lambda: «Les séances des Gymnasiens étaient toujours d’abord composées d’une littéraire, c’est-à-dire quelqu’un qui donnait une conférence, puis d’une partie administrative, et finalement de ce que nous appelions la «thune»: autrement dit boire de la bière en chantant des cochonneries. Aujourd’hui, ça se passe exactement de la même façon.»

Les sociétés d’étudiants en quelques mots

Petit lexique non-exhaustif pour s’y retrouver.

Le sautoir: Souvent tricolore, il est le signe extérieur d’appartenance par définition. Chaque société a ses couleurs de sautoir.

Fuchs: Étudiants des premiers semestres. Les modalités de passage de Fuchs à Burschen sont propres à chaque société.

Burschen: Étudiants avancés ou vieux membres, l’adhésion étant à vie.

Le vulgo: Surnom donné à chaque sociétaire. Il doit refléter sa personnalité et ses activités.

La Mensur: Combat sportif ou duel d’honneur à l’épée. Traditionnellement pratiquée par la majorité des sociétés outre-Sarine, elle est aujourd’hui plus rare mais n’a pas disparu pour autant.

Petit lexique non-exhaustif pour s’y retrouver.

Le sautoir: Souvent tricolore, il est le signe extérieur d’appartenance par définition. Chaque société a ses couleurs de sautoir.

Fuchs: Étudiants des premiers semestres. Les modalités de passage de Fuchs à Burschen sont propres à chaque société.

Burschen: Étudiants avancés ou vieux membres, l’adhésion étant à vie.

Le vulgo: Surnom donné à chaque sociétaire. Il doit refléter sa personnalité et ses activités.

La Mensur: Combat sportif ou duel d’honneur à l’épée. Traditionnellement pratiquée par la majorité des sociétés outre-Sarine, elle est aujourd’hui plus rare mais n’a pas disparu pour autant.

plus

Outre les chants en latin, les couleurs caractéristiques et les noms de code, le culte de Dionysos fait également partie de la mythologie sociétaire. Duels à la bière, culs secs punitifs ou simples jeux à boire, l’alcool y est un rituel comme les autres: «Il y a une vieille tradition qui s’appelle le Bierjung. C’est une course à celui qui boit le plus vite, par exemple lorsque deux types se sont insultés. J’ai assisté à cela il n'y a encore pas si longtemps chez les jeunes, et j’étais étonné de voir à quel point rien n’a changé. Les chansons de corps de garde sont les mêmes qu’à mon époque», s’égaye l’avocat genevois.

Devenir membre: des rites d'admission bien particuliers

Que serait une société sans ses «charriages»? Ce sont des rites d’admission secrets, propres à chaque structure, dont il est impossible de connaître le déroulement exact. Deux jeunes zofingiens ont néanmoins accepté de partager quelques détails. «D’abord, on te pose des questions pendant une heure ou deux. Plus la soirée avance, plus les questions sont amusées et amusantes, si je puis dire», précise Roger. Avant d’ajouter: «Quant au charriage public, à Zofingue, c’est assez folklorique. Tu es presque complètement nu, et tu dois aller te mettre dans la rivière ou dans le lac en hiver, dans une fontaine en été, pendant que les autres récitent un texte en latin, toujours le même.»

Fabrice*, ancien étudiant en droit également rattaché à Zofingue, a eu droit à une étape plus créative en bonus: «J’ai dû donner un cours de Zumba dans la rue, en essayant de faire en sorte que dix personnes me rejoignent. Il pleuvait, j’étais tout seul en train de faire ma petite danse pendant quinze minutes.»

Se moderniser pour survivre?

Malgré l’ambiance festive - et parfois dangereuse - des bizutages, en dépit des soirées bien arrosées et de la promesse de fraternité inconditionnelle, les sociétés ont aujourd’hui du mal à se maintenir. Le nombre de participants décline. Au début des années 2000, plus de 200 sociétés pouvaient être recensées en Suisse. Mais beaucoup n’avaient déjà plus de section active. Les sociétés féminines regroupaient quant à elles à peine dix associations en 2010.

Une chute des adhésions qui rime avec perte de sens? «Le débat, l’échange d’idées et l’esprit fraternel restent les raisons d’être des sociétés d’étudiants, déclare Roger. Mais il est vrai qu’aujourd’hui, beaucoup d’autres espaces de débat existent. Et, pour être honnête, nous n’avons pas des discussions philosophiques profondes toutes les semaines.» Joachim*, l’un des rares sociétaires gauchistes de sa section, mise quant à lui sur plus de transparence et d’inclusivité pour survivre: «Je trouve qu’il est important de normaliser et de démystifier nos structures. Nous devons nous montrer plus accessibles. Nous ne faisons pas des rituels terribles avec du sang de poulet. En réalité, nous sommes juste une bande de copains». Un vision progressiste qui a, pour l’heure, mieux infusé dans les très peu nombreuses et jeunes sociétés féminines.

La perte de sens semble donc bien réelle. Mais un point commun réunit tous mes interlocuteurs: ce qu’ils aiment avant tout, c’est l’esprit fraternel. La camaraderie. Le sentiment d’acceptation, faire partie d’un groupe, d’une meute. Jamais seul, jamais perdu. Une solidarité qui n’est pas comparable à celle des associations, qui se réunissent plutôt autour d’une cause. Dans les sociétés d’étudiants, la cause, c’est les membres. C’est un entre-soi, certes. Mais un entre-soi uni coûte que coûte, flottant en marge d’un 21e siècle de plus en plus individualiste et atomisé.

*Les noms ont été modifiés

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la