Réseaux et copinages
Les sociétés d'étudiants, des fabriques à élite?

Des conseillers fédéraux aux Prix nobels, les sociétés d’étudiants sont des matrices à persona grata. Oligarchies assumées au siècle passé, elles continueraient à forger les notables de demain au sein d'un réseau très discret. Un entre-soi pas très égalitaire?
Publié: 09.06.2021 à 15:43 heures
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Dernière mise à jour: 15.06.2021 à 14:54 heures
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

«Oui, c’est un réseau. Tu rencontres notamment des gens investis dans la politique, qui ont des postes assez impressionnants à droite comme à gauche», révèle Joachim, un jeune zofingien. Historiquement, les sociétés d’étudiants étaient des cercles très restreints, uniquement masculins et réservés à l’élite - tout comme les hautes études en général. D’où le nombre faramineux de conseillers fédéraux et de personnages illustres en tous genres dans leurs rangs (voir encadrés). Sébastien Pedroli, avocat lausannois, a étudié le droit à Fribourg il y a quelques années. Il confirme que «les profs et les assistants étaient la plupart du temps eux-mêmes membres de ces sociétés.» Une véritable oligarchie qui persiste? Le mot est un peu fort. Difficile néanmoins de ne pas remarquer un certain trafic d’influence, porté en germe par des structures traditionnelles, hiérarchisées et fermées. «Dans le cas des cantons catholiques surtout, c’est un véritable réservoir à politiciens PDC», commente Maître Pedroli.

Enquête sur les sociétés d'étudiants

«C’était à l’occasion du 75e anniversaire de Gymnasia», raconte Charles Poncet, la voix teintée de nostalgie. L’avocat genevois a rejoint la société en 1964, et se souvient avoir été particulièrement ébloui par la liste des convives: «Je regarde autour de moi, et je constate que le président du conseil d’État, le président du Grand conseil, le procureur général et le président de la cour de justice étaient tous des vieux de Gymnasia…» Mais aujourd’hui, tout a changé? «Pas vraiment. C’est un peu comme l’armée: si on l’a fait, on est forcément un type bien. S’il y a deux personnes d’égale qualité à un entretien d’embauche, si celui qui embauche est zofingien, ce sera celui qui est aussi zofingien qui aura le poste.»

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Pourtant, si l’on en s’en réfère à leur nombre, les Studentenverein (nom original en allemand) sont globalement en perte de vitesse. Elena Furrer, présidente centrale de la Société des Étudiants Suisses (SES), qui réunit toutes les sociétés d’obédience chrétienne, confirme: «Il est plus difficile de trouver des nouveaux membres aujourd’hui. Car il est plus difficile de trouver des gens attirés par un cadre plutôt traditionnel.» La SES, toutes sociétés confondues, compte néanmoins environ 1’000 nouveaux membres chaque année. Des étudiants (et parfois des étudiantes) aux profils plutôt redondants, avec économie et droit en tête de liste. Morale de l’histoire: un entre-soi peut-être plus petit, plus resserré encore qu’à l’époque. Mais dans un monde où le pin's sociétaire sur le veston n’a plus tout à fait la même majesté.

« Tout cela grâce aux copains »

Science, patrie, amitié, vertu… autant de grandes valeurs arborées en étendard. Ce qui soude les membres d’une société d’étudiants, outre les soirées arrosées, ce sont les traditions, les rites et l’esprit communautaire. Toute une mythologie en commun. Et un sentiment d’appartenance très fort. «Qu’il y ait un élément de réseautage, pas de doute là-dessus. Parce que les sociétés d’étudiants permettent aux gens d’avoir tout de suite un point en commun, un point d’accroche, souligne Charles Poncet. Mais ce ne sont pas des Franc-maçonneries, même s’il y avait énormément de franc-maçons parmi les premiers Zofingiens».

Zofingue, la crème de l’intelligentsia

Alfred Escher (1819-1882) politicien, industriel et pionnier du chemin de fer

Gustave Moynier (1826-1910) avocat, fondateur de l'Institut de droit international et président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)

Albert Anker (1831-1910) peintre

Theodor Kocher (1841-1917) chirurgien lauréat du Prix Nobel

Gustave Ador (1845-1928) politicien et président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)

Paul Sarasin (1856-1929) zoologiste et premier président de la Commission suisse pour la conservation de la nature, initiateur du Parc national

Charles Edouard Guillaume (1861-1938) physicien lauréat du Prix Nobel

Otto von Greyerz (1863-1940) historien et écrivain

Henri Guisan (1874-1960) général, commandant en chef de l'armée suisse pendant la Seconde Guerre mondiale

Carl Gustav Jung (1875-1961) élève de Sigmund Freud, fondateur de la psychologie analytique

Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) écrivain

Léopold Boissier (1893-1968) avocat, diplomate, président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)

Jean Ziegler (1934) sociologue, homme politique, auteur, rapporteur spécial des Nations Unies et critique de la mondialisation

Alfred Escher (1819-1882) politicien, industriel et pionnier du chemin de fer

Gustave Moynier (1826-1910) avocat, fondateur de l'Institut de droit international et président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)

Albert Anker (1831-1910) peintre

Theodor Kocher (1841-1917) chirurgien lauréat du Prix Nobel

Gustave Ador (1845-1928) politicien et président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)

Paul Sarasin (1856-1929) zoologiste et premier président de la Commission suisse pour la conservation de la nature, initiateur du Parc national

Charles Edouard Guillaume (1861-1938) physicien lauréat du Prix Nobel

Otto von Greyerz (1863-1940) historien et écrivain

Henri Guisan (1874-1960) général, commandant en chef de l'armée suisse pendant la Seconde Guerre mondiale

Carl Gustav Jung (1875-1961) élève de Sigmund Freud, fondateur de la psychologie analytique

Charles Ferdinand Ramuz (1878-1947) écrivain

Léopold Boissier (1893-1968) avocat, diplomate, président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR)

Jean Ziegler (1934) sociologue, homme politique, auteur, rapporteur spécial des Nations Unies et critique de la mondialisation

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À l’époque, on avait moins honte de ses connexions. Ainsi, la vie du jeune Poncet fut rythmée par celles des sociétés qui l’entouraient: «Mon père était un salévien. À Salévia, il y avait un homme que nous appelions Souris. C’était le Suisse numéro un à Taiwan. Il a érigé et géré les rapports entre Taiwan et la Suisse pendant trente ans. Tout cela grâce aux copains de la société», affirme l’avocat. Avant de confier une histoire de famille: «Mon frère était en stage à Londres, à une époque où cela ne se faisait pas, parce que l’ambassadeur de Suisse était un vieux salévien comme notre père. Tout fonctionnait comme ça de mon temps.» Autre exemple d’une influence qui dépasse les frontières helvétiques: «Philippe Neeser, sortant d’un chagrin d’amour et tout juste d’une licence en droit, s’est retrouvé responsable de Ciba-Geigy au Japon parce que le general council de l’entreprise était un vieux Zofingien.»

Helvetia, la fabrique à conseillers fédéraux

Henri Druey conseiller fédéral de 1848 à 1855

Stefano Franscini conseiller fédéral de 1848 à 1857

Josef Knüsel conseiller fédéral de 1855 à 1875

Jakob Stämpfli conseiller fédéral de 1854 à 1863

Constant Fornerod conseiller fédéral de 1855 à 1867

Jakob Dubs conseiller fédéral de 1861 à 1879

Karl Schenk conseiller fédéral de 1863 à 1895

Louis Ruchonnet conseiller fédéral de 1881 à 1893

Eugène Ruffy conseiller fédéral de 1893 à 1899

Adrien Lachenal conseiller fédéral de 1893 à 1900

Ernst Brenner conseiller fédéral de 1897 à 1911

Marc-Émile Ruchet conseiller fédéral de 1899 à 1912

Eduard Müller conseiller fédéral de 1895 à 1897 et de 1911 à 1919

Camille Decoppet conseiller fédéral de 1912 à 1919

Ernest Chuard conseiller fédéral de 1919 à 1928

Walther Stampfli conseiller fédéral de 1940 à 1947

Rodolphe Rubattel conseiller fédéral de 1947 à 1954

Henri Druey conseiller fédéral de 1848 à 1855

Stefano Franscini conseiller fédéral de 1848 à 1857

Josef Knüsel conseiller fédéral de 1855 à 1875

Jakob Stämpfli conseiller fédéral de 1854 à 1863

Constant Fornerod conseiller fédéral de 1855 à 1867

Jakob Dubs conseiller fédéral de 1861 à 1879

Karl Schenk conseiller fédéral de 1863 à 1895

Louis Ruchonnet conseiller fédéral de 1881 à 1893

Eugène Ruffy conseiller fédéral de 1893 à 1899

Adrien Lachenal conseiller fédéral de 1893 à 1900

Ernst Brenner conseiller fédéral de 1897 à 1911

Marc-Émile Ruchet conseiller fédéral de 1899 à 1912

Eduard Müller conseiller fédéral de 1895 à 1897 et de 1911 à 1919

Camille Decoppet conseiller fédéral de 1912 à 1919

Ernest Chuard conseiller fédéral de 1919 à 1928

Walther Stampfli conseiller fédéral de 1940 à 1947

Rodolphe Rubattel conseiller fédéral de 1947 à 1954

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Les loups de Fribourg

Usines à success stories, certaines Studentenverein sont néanmoins des cancres en termes d’inclusivité. Et la discrimination par genre n’est pas la seule en cause. S’il est aisé de trouver un nom de famille aux sonorités étrangères à Zofingue, chez la fribourgeoise et germanophone Neu-Romania en revanche, la diversité laisse à désirer. Sur la page web dédiée aux membres, la société affiche exclusivement des hommes blancs aux noms de famille germaniques. Avec, encore une fois, une énorme majorité d’étudiants en économie ou en droit. Une fois sur le marché du travail, les romaniens semblent avoir un faible pour le secteur privé. Avec trois principaux pôles d’attraction: Zurich, Zoug et Lucerne. Pas de liste des personnalités illustres, pas de page Wikipedia. Fondée en 1938 seulement, Neu-Romania est discrète quant à son histoire et ses anciens notables. Le nom le plus imposant reste celui du Altherrenpräsident, ou Peter Derendinger, actuellement président de Crédit Suisse. Côté politique, les quelques élus appartiennent à l’UDC ou au PDC. Une orientation conservatrice plutôt explicite: sous la devise «Unie et Libre!», la société explique que «chacun doit être uni à Dieu, à son prochain et à lui-même.»

Gauchistes s'abstenir?

A priori apolitiques, les sociétés d’étudiants sont toutefois souvent catholiques ou protestantes pratiquantes. À quelques exceptions près, dont Zofingue. Joachim*, sociétaire mais surtout jeune politicien de gauche, y a été invité par un ami. Il est resté pour l’esprit fraternel, mais surtout pour le débat: «Faire partie de cette société m’a permis de confronter mes idées, car c’est un terreau de droitistes. L’obédience traditionnellement libérale de Zofingue est toujours d’actualité. Il y a des traditionalistes, des monarchistes même. À Fribourg, nous sommes vingt-cinq, dont une toute petite minorité à gauche. Et ça donne des débats intéressants. Résultat: j’ai plus progressé en rhétorique à Zofingue que dans mon propre parti!» En marge dans sa société, Joachim doit également faire face aux critiques de ses collègues en politique: «Pour mes camarades de gauche, nous sommes une bande de masculinistes aux valeurs dépassées.»

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Ces valeurs sont pourtant encore chères à certains, à l’image de Charles Poncet, pour qui l’inclusion des femmes dans les sociétés, par exemple, serait une erreur. Pour survivre, il faut faire vivre les traditions. Malgré le déclin dans les chiffres, l’avocat est convaincu que la résurrection de ces structures est dans l’air du temps: «C’est une mouvance qui s’était considérablement affaiblie dans le sillage de 1968, et qui revient gentiment à la mode. Je crois qu’il y a un regain de patriotisme, un retour aux valeurs d’antan. Dans la société actuelle, où il n’y a plus de repères - ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose - les jeunes mâles ont envie de se retrouver ensemble pour faire les zouaves. Voilà tout.»

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