Réseaux sociaux
«Dans le virtuel, pas besoin de se confronter à sa peur d'une vraie intimité»

Entre blessure narcissique, besoin d'exister ou appât du gain, les raisons qui poussent la jeunesse à poser nue sur le Net sont variées. Une sexologue répond à nos questions.
Publié: 29.05.2021 à 14:43 heures
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Dernière mise à jour: 16.06.2021 à 10:34 heures
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Valentina San MartinJournaliste Blick
Laurence Dispaux, psychothérapeute et sexologue à Morges.
Photo: DR

Facebook, Instagram et maintenant OnlyFans: autant de plateformes sur lesquelles les millenials et la génération Z s’amusent à afficher leur intimité. Pour comprendre ces nouvelles habitudes, nous avons discuté avec Laurence Dispaux, psychothérapeute et sexologue à Morges.

Pourquoi ce besoin de se montrer nu ou en pleins ébats sur les réseaux sociaux?

Laurence Dispaux: Premièrement, pour gagner de l'argent, ou en partie pour certains. Il peut aussi s'agir de répondre à ses propres besoins intrapsychiques ou sexuels: le narcissisme, l’exhibitionnisme, l’envie de transgresser les règles établies ou de se faire connaître sont autant de facteurs qui font que l'on peut avoir envie de passer à l’action.

Quel est le «problème» de celles et ceux qui s’adonnent à ce genre de pratiques

Pour ceux qui achètent, cela peut combler une forme de solitude, de manque de confiance en soi: «Je ne me sens pas compétent pour draguer en dehors dans la vie réelle». Et, parfois, cela répond à un besoin de stimulation, surtout depuis la pandémie. Du côté de ceux qui vendent des contenus, il ne s’agit pas forcément d'un «problème», mais d’argent ou d’attrait du gain potentiel au travers de l'image. Cela peut aussi répondre à une excitation ou à un besoin de valorisation de sa propre image.

Admettez que c’est une pratique qui sort du commun…

Pas tant que ça.

Pourquoi ce sont surtout les femmes qui s’y collent?

C’est simple: la demande est surtout masculine. Par conséquent, l’offre est plutôt féminine.

Nous entendons souvent qu’une femme qui vend ses charmes sur OnlyFans cherche à s’approprier son corps. N’est-ce pas un peu cliché?

Certains ont ce point de vue et c'est possible que ce soit le vécu de certaines.

En quoi est-ce vrai?

On ne devrait pas généraliser. Le vécu et les fonctions de cet acte — de tout acte, d'ailleurs — sont complexes et individuels.

Aller jusqu’à partager son intimité de cette manière, n’est-ce pas une étrange façon d’être validé par les autres?

Cela correspond à une époque qui valorise énormément et sans doute plus que jamais l'image, le visuel et le virtuel. On y obtient un feedback immédiat sur la façon dont on est perçu. De plus, on reste en contrôle de notre image. Ou, du moins, on a l'impression de le rester. On donne à voir ce qu'on veut montrer, ni plus ni moins, puisque les «relations» ne vont pas plus loin. Ce phénomène a encore été accentué par la pandémie, bien qu'il soit préexistant à celle-ci.

Quels sont les ressorts psychologiques de ce genre de pratiques?

Proposer une manière de se sentir moins seul, donner l'illusion d'avoir une relation ou d'exister pour l'artiste ou la femme qui vend ses photos en nourrissant des échanges de messages, faire rêver. Ne pas tout dévoiler tout de suite, faire passer le fan d'étape en étape, payante. Proposer une pseudo-intimité «sans risque» et sans travail. Dans le monde virtuel, pas besoin de se confronter à sa peur d'une vraie intimité et à la vulnérabilité émotionnelle qu'une relation implique.

Le simple besoin d’être validé via ses followers n’est-il pas problématique?

Toute activité virtuelle devient potentiellement problématique lorsqu'elle prend une place exagérée, c'est-à-dire handicapante par rapport à d'autres aspects de la vie et par rapport aux autres manières employées par la personne pour répondre à ses besoins. Si le sentiment d'exister passe exclusivement par ce biais, si les uniques «relations» tissées sont virtuelles, si la pratique occupe tout le temps, l'argent et l'espace mental au détriment de son emploi, de sa famille, de ses relations sociales, voire de sa santé physique... et surtout si la personne souffre de son comportement sans pouvoir arrêter ou diminuer, nous nous trouvons face à quelque chose de très problématique, d'addictif.

Quel genre de blessure narcissique la génération Z et les millenials essaient-ils de soigner via les réseaux?

Ils peuvent y chercher une identité, un feedback positif. En général, nous postons des images qui nous mettent en valeur et qui confirment que nous sommes à la hauteur, à notre place, que nous existons. Il se peut aussi parfois que les utilisateurs tentent de parer à un risque d'effondrement psychique, par exemple à la suite d’une rupture ou d'une déception qui engendre des sentiments dépressifs.

Assiste-t-on à une frénésie de porno de la part des jeunes?

Sans doute pas uniquement chez les jeunes, puisque divers âges sont touchés par l'utilisation compulsive du porno. Mais chez les jeunes, le canal sera d'autant plus le visuel — et donc potentiellement les réseaux — que la littérature qui permet de cultiver l'imaginaire propre.

N’est-ce pas un peu paradoxal alors que nous savons que les jeunes font moins l’amour que leurs aînés à leur époque?

Le rapport sexuel réel (et non tarifé) implique un minimum de séduction, d'implication, de mise à nu pour les deux: physique, mais surtout psychique et émotionnelle. En bref, des risques émotionnels dont on peut vouloir se protéger; dès lors, la sexualité virtuelle est bien plus facile. La société d'aujourd'hui encourage l'excitation sexuelle, mais pas forcément le désir. Ce dernier implique de rêver d'un rapprochement avec telle personne, un élan vers elle, la capacité d'attendre et d'élaborer une stratégie de séduction, une rencontre, etc. De plus, en réalité, beaucoup de personnes ne souhaitent pas réellement une rencontre, mais répondre à des carences propres.

Est-ce encore «normal» de ne pas vouloir se montrer sous un jour aguicheur et sexuel sur Internet?

La notion de normalité ne signifie pas grand-chose. Parle-t-on de la norme statistique, de la norme d'un groupe spécifique, de norme personnelle guidée par la personnalité, les valeurs, les croyances...ou de norme en terme de santé psychique? La réponse dépendra de la personnalité de chacun, de son âge, de son bagage, ou encore de son appartenance culturelle.

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