Sociétés étudiantes féminines
L'avenir des sociétés d'étudiants passera-t-il par les femmes?

Dans le monde des sociétés d'étudiants, l’avenir passera-t-il par les femmes? Hétaïra œuvre à la modernisation d’un système lourd de traditions. Aruna, Amanda et Vanessa nous ouvrent les portes de leur QG. Témoignage.
Publié: 09.06.2021 à 15:47 heures
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Dernière mise à jour: 15.06.2021 à 14:54 heures
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

À quelques pas de la gare de Neuchâtel, le local de la société féminine Hétaïra ne paie pas de mine. «Nous n’avons que dix ans, explique Aruna, la présidente. N’ayant pas beaucoup de membres, nous n’avons pas beaucoup d’argent. Ce petit endroit nous est prêté par l’université. Les vieilles et grandes sociétés comme Belles Lettres ou Zofingue ont, quant à elles, des immeubles entiers!»

Sur le pas de la porte, trois rires résonnent de concert. Aruna, Amanda et Vanessa ont sorti leurs casquettes et leurs bandeaux bicolores pour l’occasion. Hétaïra est la première société féminine en terre romande. Les dauphines, dont Venusia et Athena Helvetica à Genève, se comptent sur les doigts de la main. Parrainée par Belles Lettres à ses débuts, et proche de Zofingue, Hétaïra est née sous une impulsion d’égalité: «Les fondatrices ont voulu avoir une société à elles, au lieu d’attendre que l’une des grandes ne devienne mixte», précise Aruna.

Un vent d'air frais face aux associations traditionalistes

Loin des reliques ancestrales au mur et des livrets de chants latins transmis de génération en génération, Hétaïra se veut un souffle d’air frais dans un monde aux traditions très tenaces. Avec «Sororité et éclectisme» pour slogan, la jeune société fleurit dans un écosystème à majorité masculine, entourée d’idées reçues qui ont la peau dure: «Si tu as grandi dans les années 2000, tu as vu «American Pie». C’est souvent à cela que les gens associent les sororités, sans aller chercher plus loin... déplore Aruna. Nous travaillons vraiment à casser cette image.»

Souvent fondées au 19e siècle, de concert avec la création de l’État fédéral, les sociétés d'étudiants se posent volontiers en garantes de traditions. Pour Hétaïra, nouveau siècle rime avec nouvelles valeurs: «Ici, c’est avant tout un «safe space» sans jugement. L’idée est de partager notre quotidien d’étudiantes autour d’un cadre sociétaire. Si je n’avais pas rejoint Hétaïra, je n’aurais pas connu beaucoup de monde en dehors de ma faculté, confie la présidente, étudiante en Sciences pharmaceutiques. C’est aussi ce qui m’a poussé à rejoindre une société plutôt qu’une association, où l’on reste souvent entre personnes de la même faculté.»

Enquête sur les sociétés d'étudiants

«La jeunesse de la structure permet de casser les codes»

«Hétaïra est un melting pot. Certaines pratiques traditionnelles déplaisaient à nos fondatrices. Résultat: c’est un mélange de traditions latines et germaniques», précise Aruna. Sa camarade Vanessa, étudiante en droit, confirme: «Nos fondatrices ont adapté les règles et la petite constitution - chaque société en a une - pour nous.» Selon Amanda, également en droit, si la jeunesse de la structure est parfois un handicap, c’est aussi une opportunité: «Nous avons beaucoup plus de marge de manœuvre par rapport aux traditions. C’est plus facile de casser les codes.»

Des conférences aux activités caritatives, il s’agit avant tout de faire mûrir les membres. «Ça t’apprend à prendre des initiatives, à assumer des responsabilités», souligne Vanessa. Et cela passe aussi par le fameux charriage ou bizutage, un rituel qui persiste, mais que les jeunes femmes veulent pratiquer à leur sauce: «Nous ne pouvons pas dévoiler le déroulement précis, mais il y a des étapes qui te permettent vraiment de gagner de la confiance en toi. Cela sous deux mots d’ordre: affirmation et créativité. Tu dois faire preuve d’imagination et exposer ce que tu penses apporter à la société. On te rentre un peu dedans, ce qui permet d’apprendre à s’imposer quand c’est nécessaire.»

Des femmes dans un monde d'homme?

Les jeunes hétaïreines sont régulièrement conviées à des soirées chez leurs homologues masculins. «Mais nous n’avons pas complètement l’impression d’être des femmes dans un monde d’hommes. Nous avons clairement notre place parmi les sociétaires», déclare Aruna. «Et s’il y a une remarque déplacée, nous n’avons pas peur de leur rentrer dedans», ajoute Amanda, le sourire en coin.

Les membres d’Hétaïra ont modelé une place à leur image, notamment en prenant de la distance avec certains usages. «Une différence avec les sociétés masculines que j’ai observée, confie Vanessa, c’est la relation à l’alcool. Nous sommes bien plus soft à ce niveau. En général, durant la période d’intégration des potentiels nouveaux, les plus vieux membres - toutes sociétés confondues - peuvent faire boire les plus jeunes à leur guise. Lorsque nous faisons des soirées mixtes, les membres de nos sociétés sœurs ne peuvent pas faire boire nos candidates sans passer par nous, par exemple. Si l’une d’entre nous ne souhaite pas boire, il n’y aura jamais aucune pression, aucune obligation.» L’alcool ayant souvent un rôle central dans ces sociétés, c’est déjà une petite révolution. Autre divergence: le bizutage. «Notre charriage se veut constructif, déclare Amanda. Ce qui n’est pas forcément toujours le cas dans les sociétés masculines. L’humiliation, par exemple, ne fait pas partie du jeu chez nous. Bien que le charriage ne soit pas censé être agréable, par définition.»

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«Nous ne sommes pas fermées à une future mixité»

En 2014, l’Université de Lausanne faisait face à Zofingue sur les bancs du Tribunal fédéral. Via son recours, l’UNIL ne souhaitait pas accorder le statut d’association - qui comporte certains privilèges - à Zofingue, la société exclusivement masculine ne respectant pas les valeurs d’égalité promues par l’institution. Zofingue a obtenu gain de cause. La liberté d’association prime. Et ce n’est pas la première fois qu’une société fait parler d’elle en refusant de modifier ses statuts en faveur de l’égalité. Contacté par Blick, Joachim, un Zofingien, explique que le sujet revient régulièrement sur la table à l’interne. Sans pour autant être lui-même convaincu par l’idée: «Ce qui change, en non-mixité, c’est qu’il n’y a pas de drague. Ça devient un cadre uniquement lié à l’amitié. Je ne vois pas ce qu’apporterait le fait d’inclure les femmes.»

Pour Aruna, l’entre-soi féminin permet surtout «de parler de tout, y compris de certains sujets que nous n’aborderions peut-être pas en présence des garçons. Et qui ne les intéresseraient peut-être pas tellement comme la contraception féminine, les changements hormonaux, etc.». Plus qu’un impératif, Hétaïra voit plutôt la non-mixité comme circonstancielle, et peut-être même temporaire: «Nous ne sommes pas fermées à une future mixité. Avec un peu de chance, si les mentalités évoluent, nous pourrons bientôt avoir ce genre de conversations avec des hommes que ça intéresse!», s’exclame Amanda. Reconnaissant volontiers qu’il est aujourd’hui moins politiquement correct de se réunir exclusivement entre hommes qu’entre femmes, selon Vanessa, ce n’est pas pour rien: «L’entre-soi féminin permet une autre dynamique. Par exemple, dans des groupes mixtes, les hommes ont parfois tendance à monopoliser la parole, à prendre beaucoup d’espace.»

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Des sociétés nécessairement féministes?

S’approprier des traditions créées par les hommes, pour les hommes, se faire une place, faire entendre sa voix… Autant d’initiatives qui ont ponctué les différentes luttes des femmes pour l’égalité. Hétaïra est-elle féministe? La présidente invoque les statuts: «La société se veut apolitique et non-militante, donc officiellement non.» Avant d’ajouter: «En réalité, en tant que membres actives, nous sommes toutes féministes à titre personnel.» Vanessa souligne quant à elle le contexte dans lequel la société a vu le jour: «Lorsque les fondatrices ont créé Hétaïra, il n’y avait aucune société féminine. Il a fallu s’imposer dans un monde d’hommes, casser certains codes. Symboliquement, c’était un acte féministe.»

Mais aussi progressiste. «Les sociétés sont encore porteuses d’un imaginaire vieillot, ajoute Vanessa. Nous voulons moderniser, apporter de la nouveauté, de la fraîcheur. Démystifier, être présentes sur les réseaux sociaux, montrer notre quotidien.»

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