Attribution de la Coupe du monde 2022
Comment le Qatar a cherché à espionner Poutine sur le territoire suisse

L'enquête de Blick révèle les opérations d'espionnage orchestrées par les autorités qataries - avec l'aide d'un agent de la CIA - dans le cadre de l'attribution de la Coupe du monde. Vladimir Poutine en personne était visé... alors qu'il se trouvait à Zurich.
Publié: 10.12.2022 à 16:27 heures
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Dernière mise à jour: 12.12.2022 à 11:43 heures
Michaela Ruoss

Ce sont des opérations qui devaient rester secrètes à jamais: le Qatar et la Russie, candidats à l'organisation de la Coupe du monde, ont secrètement travaillé ensemble pour s'assurer mutuellement l'organisation des Coupes du monde 2018 et 2022. C'est ce que révèlent les recherches de Blick.

L'enquête dévoile également que le Qatar a développé des plans d'espionnage audacieux pour s'assurer que son partenaire russe tienne effectivement parole. La cible? Le sommet de l'Etat russe. Et pour collecter des informations et arriver à ses fins, le Qatar n'a pas lésiné sur les moyens: le petit Etat du Golfe a pu compter sur l'aide d'un ancien collaborateur et d'un membre de la Central Intelligence Agency (CIA) encore actif à l'époque.

Présidents, premiers ministres et princes occupaient les hôtels de luxe à Zurich début décembre 2010, lorsque la Fédération internationale de football (FIFA) devait attribuer la Coupe du monde. C'est cette rencontre qui a permis à la Russie et au Qatar d'obtenir les Coupes du monde 2018 et 2022. Le Premier ministre de l'époque Vladimir Poutine faisait partie des personnes présentes à Zurich.

Les autorités qataries ont espionné les plus hauts responsables du Kremlin.
Photo: IMAGO/SNA

Rencontre à Zurich

En coulisses, les autorités qataries voulaient faire de l'espionnage à Zurich, en particulier de Vladimir Poutine en personne. Et ce, pendant qu'il se trouvait sur le territoire suisse. C'est ce que révèlent des documents consultés par Blick.

L'un des plans du Qatar était de confier l'opération d'espionnage à une société de sécurité américaine appelée Global Risk Advisors. L'entreprise dirigée par l'ex-agent de la CIA Kevin Chalker est composée en grande partie d'anciens collaborateurs des services secrets américains. A l'époque, la société travaillait déjà depuis des mois pour l'émirat et espionnait des personnes dans l'environnement de la FIFA, comme l'ont révélé l'agence de presse Associated Press et la SRF. Selon la SRF, Kevin Chalker s'était déjà rendu à Zurich pour mettre sur écoute des chambres d'hôtel de fonctionnaires de la FIFA et de journalistes.

L'espionnage visant Vladimir Poutine n'avait pourtant pas pour but de concurrencer la Russie, il s'agissait plutôt d'espionnage entre collaborateurs. Les délégations du Qatar et de la Russie ont en effet coopéré en coulisses. Ces dernières années, différents médias du monde entier ont spéculé sur une telle coopération secrète. Mais pour la première fois, plusieurs sources - tant russes que qataries - confirment à Blick l'existence d'accords entre les deux Etats

Les recherches montrent en outre que les espions engagés par le Qatar ont organisé des rencontres avec le chef de la candidature russe, Vitali Moutko - alors ministre des Sports et membre du comité exécutif de la FIFA.

Dans le monde des services secrets, espionner ses alliés est monnaie courante, afin de s'assurer qu'ils tiennent leurs promesses. Selon la devise: «Faire confiance, c'est bien, contrôler, c'est mieux.»

Ambitions qataries illimitées

Ericht Schmidt-Eenboom, expert allemand renommé en matière de services secrets, déclare: « Vouloir espionner un chef d'Etat étranger - qui plus est un chef d'Etat comme Vladimir Poutine - est extraordinairement significatif. Cela demande beaucoup plus de moyens que d'espionner des fonctionnaires de la FIFA.» Bien que le Qatar ait commandité des opérations d'espionnage vis-à-vis du président russe, l'enquête n'a pas révélé d'indices montrant que celles-ci ont effectivement eu lieu.

Néanmoins, l'affaire montre que les ambitions qataries en matière d'espionnage étaient presque illimitées. Et que le Qatar se sentait tellement en sécurité en Suisse qu'il voulait y mener ses opérations les plus délicates.

Les recherches n'ont pas permis de trouver des preuves indiquant selon que le contre-espionnage suisse, c'est-à-dire le Service de renseignement de la Confédération (SRC), aurait entravé les activités - malgré plusieurs actions sur le sol suisse.

Les avocats britanniques du gouvernement qatari ont écrit à Blick que les informations étaient «fausses». Aucune prise de position détaillée n'a été reçue avant la clôture de la rédaction de cet article. La fédération russe de football n'a pas répondu à une demande d'interview. Enfin, Global Risk Advisors et Kevin Chalker ont fait savoir par l'intermédiaire de leurs avocats que «toutes les accusations» étaient erronées.

Un agent de la CIA comme intermédiaire

Personne n'est sans savoir que le parcours du Qatar en tant que pays hôte de la Coupe du monde a été accompagné d'accusations de corruption et d'espionnage. Les recherches de Blick mettent désormais en lumière une preuve supplémentaire. En plus d'anciens agents comme Kevin Chalker, les espions qataris ont bénéficié de l'aide d'un collaborateur de la CIA qui était, lui, encore en activité à l'époque des faits, selon des documents et des témoignages de plusieurs sources

Kevin Chalker, l'espion mandaté par le Qatar, avait travaillé pour la CIA pendant cinq ans avant de fonder la société Global Risk Advisors. L'un de ses supérieurs à l'agence de renseignement américaine était un homme du nom de Denis Mandich. Ce dernier est devenu des années plus tard l'associé de Kevin Chalker chez Global Risk Advisors. Aujourd'hui, il est également le chef de la technologie de l'entreprise de cryptage Qrypt, fondée par ce même Kevin Chalker. Au moment de l'attribution de la Coupe du monde et encore plusieurs années après, Denis Mandich travaillait pour la CIA.

Selon notre enquête, déjà du temps où il était un agent actif de la CIA, Denis Mandich a aidé son ami Kevin Chalker en lui fournissant des informations contre rémunération. Selon des documents et plusieurs sources, Denis Mandich transmettait des informations provenant de bases de données internes de la CIA: notamment des renseignements sur certains individus, comme par exemple leur numéro de téléphone.

Le spécialiste des services secrets Ericht Schmidt-Eenboom est persuadé que «de telles informations sont classifiées». Il ajoute que l'un des points forts des entreprises privées que d'anciens espions créent réside dans les nombreuses relations qu'elles entretiennent avec des agents étant toujours en activité.

En outre, les recherches démontrent que dans le cadre de son travail pour la CIA, Denis Mandich avait des contacts avec un oligarque russe - un responsable du Kremlin qui travaillait sur la candidature de la Russie à la Coupe du monde. C'est notamment grâce à ce contact que l'espion de la CIA a pu transmettre des informations sur la candidature à Kevin Chalker - alors mandaté par le Qatar pour mener à bien des opérations d'espionnage.

L'ampleur de l'affaire n'était pas connue

L'agence de presse Associate Press avait déjà rapporté un lien entre Denis Mandich et Kevin Chalker. Mais les recherches de Blick démontrent désormais que cette collaboration a commencé bien plus tôt qu'imaginé - et qu'elle était bien plus problématique que ce que l'on savait jusqu'à présent.

En effet, le concurrent le plus féroce du Qatar à l'époque lors de l'attribution n'était autre que les Etats-Unis. La superpuissance avait été battue de justesse par le petit Etat du désert.

Et le pire c'est qu'en coulisses, deux Américains servaient les autorités qataries - et ont contribué à ce que la Coupe du monde de football ne soit pas organisée dans leur propre pays.

Denis Mandich et Kevin Chalker doivent actuellement faire face à une plainte civile aux Etats-Unis. Celle-ci a été déposée par Elliott Broidy, un proche de l'ancien président américain Donald Trump. Des données privées d'Elliott Broidy ont été divulguées à des journaux et il accuse Kevin Chalker et Denis Mandich de l'avoir piraté pour le compte du Qatar. Ces derniers contestent toutes les accusations. L'affaire est en suspens.

Le FBI mène l'enquête

Après leur nomination respective en décembre 2010, une étroite collaboration économique s'est développée entre la Russie et le Qatar. En 2011, le Qatar a par exemple négocié une participation dans un projet russe de gaz naturel liquéfié dans l'Arctique. Plus tard, l'émirat s'est effectivement engagé à hauteur de deux milliards de dollars. Des investissements dans les aéroports de Moscou et de Saint-Pétersbourg ainsi que dans la banque VTB, proche du Kremlin, ont également suivi. Aujourd'hui, le fonds souverain du Qatar possède 19% des parts de la troisième plus grande entreprise de Russie: Rosneft, la société publique de production de pétrole.

Parallèlement, avec la guerre en Ukraine, les pays européens tentent de se débarrasser de leur dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie en concluant des accords avec le Qatar. Il y a quelques semaines seulement, le ministre allemand de l'Economie, Robert Habeck, a signé des contrats de livraison de gaz liquide avec l'émirat. De même, lorsque le conseiller fédéral Ueli Maurer s'est rendu à Doha en mars 2022, il a parlé avec le ministre qatari de l'Energie de livraisons de gaz liquéfié à la Suisse. Et ce, malgré les liens étroits entre le Qatar et la Russie.

Pour l'espion Kevin Chalker, les choses vont certainement se gâter. Le FBI enquête depuis des mois sur son travail pour le Qatar, comme l'a rapporté l'Associated Press. Le service de renseignement américain ne fait aucun commentaire à ce sujet. Plusieurs sources confirment à Blick que l'enquête est en cours. Kevin Chalker conteste les accusations.

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