C'est énervant, hein?
Pourquoi l'huile fuit-elle toujours vers les bords de la poêle?

On en a tous fait l'expérience: une cuillère d'huile déposée au milieu d'une poêle chaude se fait systématiquement la malle vers les bords. Il est temps de mener quelques expériences pour comprendre cet insupportable phénomène.
Publié: 25.03.2023 à 17:07 heures
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Fabien GoubetJournaliste Blick

Une lampée d'huile en plein milieu de la poêle chaude, et à peine le temps d'attraper votre steak… le fluide s'est fait la malle sur les bords. Le centre est tout sec. Quelle est cette gabegie? De qui se moque-t-on? On entendrait presque ricaner, comme si la force centrifuge s'employait à nous faire un pied-de-nez. Pourtant, ce n'est pas une caméra cachée. Ni votre poêle qui serait bombée. C'est même un phénomène physico-chimique à l'étude dans des labos. Examinons cela de plus près.

Matériel et méthodes

Déposons une cuillère à café d'huile d'olive vierge extra au centre d'une poêle anti-adhérente Le Creuset de 30 centimètres de diamètre préchauffée à feu moyen pendant trois minutes (plaque de cuisson à induction Siemens). Quelques secondes après avoir été déposé, le liquide s'échappe vers la périphérie et s'y installe sans jamais revenir à sa position initiale.

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Je veux bien être patient…

Ce trou au milieu, ce sont les lois de la mécanique des fluides qui s'unissent pour nous embêter.
Photo: Fabien Goubet

L'observation est encore plus évidente avec une quantité d'huile plus importante.

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… mais là, je l'ai pris personnellement.

En versant encore plus d'huile, le phénomène est d'autant plus visible.
Photo: Fabien Goubet

Au-delà d'un certain volume, toute la surface est recouverte. Mais on est alors plus dans une friture qu'une cuisson à la poêle.

Victoire de l'homme (et des producteurs d'huile) sur les lois de la physique.
Photo: Fabien Goubet

En effectuant quelques recherches sur internet, on s'aperçoit que cette curiosité interroge de nombreux internautes. Les explications fusent: problème de poêle, de cuisine, etc. Mettons-les à l'épreuve du couperet expérimental.

Hypothèse n°1: «Le plan de travail est incliné»

Cette explication raisonnable est celle qui vient immédiatement à l'esprit: tout comme les pommes tombent sur la tête de Newton, le liquide roulerait sous l'effet de la gravité, tout simplement. Après tout, on observe tous les jours des liquides s'écouler sous l'influence de cette force: la pluie qui ruisselle sur les vitres, dans le caniveau, ou encore les gouttes qui coulent le long du rideau de douche.

J'ai tout de même un doute: j'ai observé ce phénomène dans toutes les cuisines dans lesquelles j'ai fait chauffer de l'huile. Que toutes les plaques de cuisson aient été penchées me semble totalement improbable.

La plaque de cuisson est horizontale.
Photo: Fabien Goubet

L'expérience le confirme: un simple niveau prouve que ma plaque est parfaitement horizontale. Cela n'a donc rien à voir avec l'inclinaison de la surface de cuisson.
Conclusion: Hypothèse rejetée.

Hypothèse n°2: «La poêle est tordue»

Cette deuxième suggestion n'est à priori pas déraisonnable non plus. Bien des poêles (surtout celles de piètre qualité) ont un fond trop fin qui se déforme sous l'effet des variations de température, si bien que la surface finit convexe, et/ou cabossée.

Là encore, j'ai un doute: mes poêles sont récentes, de top qualité, leur fond est épais: bref de bonnes poêles pour bien cuisiner, comme conseillée dans notre guide des poêles. Il me semble donc tout à fait farfelu d'imaginer que ma poêle soit déglinguée, mais pourquoi pas.

La surface de la poêle est horizontale.
Photo: Fabien Goubet

Je place un niveau dessus: celui-ci est parfaitement stable, parfaitement horizontal. Je répète l'expérience avec une carte de type carte de crédit, sur l'arête. Celle-ci épouse parfaitement la surface de cuisson sans laisser passer la lumière, ce qui confirme que ma poêle possède une surface impeccablement plane.
Conclusion: Hypothèse rejetée.

Hypothèse n°3: «C'est à cause de la chaleur»

Je répète l'expérience initiale, cette fois sans allumer la plaque. La poêle reste donc à température ambiante. Je dépose une cuillère à café au centre. L'huile forme une goutte rondelette et ne bouge pas d'un iota. Même chose en répétant avec de l'eau.

Sans chauffer la poêle, le liquide (ici de l'eau) reste en place.
Photo: Fabien Goubet

Conclusion: Hypothèse conservée, la chaleur semble influencer le phénomène, sans plus de renseignement. L'huile n'est pas le seul fluide à se moquer de nous.

Je commence à sécher. J'appelle François Gallaire, professeur de mécanique des fluides à l'École polytechnique fédérale de Lausanne. Le physicien confirme avoir déjà lui aussi observé le phénomène, ce qui me rassure: je ne suis pas fou. Il ajoute: «A priori, la poêle n'a pas une température homogène: le centre est plus chaud que les bords. Or une goutte de fluide déposée sur un substrat de température inhomogène se dirige toujours vers les zones froides selon un processus appelé la migration thermocapillaire.»

Hypothèse n°4: «C'est dû à la chaleur mal répartie»

Voyons cela. Je recommence l'expérience, cette fois en chauffant une poêle en fonte émaillée. Ce matériau est réputé pour ses qualités thermiques. Il restitue très bien la chaleur, de manière plus homogène que les poêles anti-adhérentes. Si c'est le cas – et si l'hypothèse de François Gallaire est juste – alors le gradient de température devrait être moindre (autrement dit, le centre est aussi chaud que les bords) et donc la migration de l'huile devrait être freinée.

Surprise: c'est exactement ce qui se passe. L'huile se répand à peine, elle reste bien au centre de la surface de cuisson, même après plusieurs minutes.

Avec de la fonte émaillée.
Photo: Fabien Goubet


Conclusion: Hypothèse conservée. Le revêtement de la fonte émaillée semble effectivement limiter l'écoulement de l'huile, potentiellement parce qu'il chauffe de manière uniforme. Mais on ne peut pas non plus écarter que c'est peut-être son agencement microscopique qui limite l'écoulement.

Pour vérifier cette histoire de gradient de température, il me faudrait une caméra thermique qui me permettrait de visualiser l'évolution de la température de chacune de ces poêles lorsqu'elles sont chauffées. Je n'en ai pas, mais cette magnifique vidéo montre en tout cas clairement qu'une poêle anti-adhésive chauffe beaucoup plus vite au centre qu'en périphérie (on observe aussi l'huile fuir du centre).

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Admettons que la cause soit bien le gradient de température via le processus de migration thermocapillaire. Que se passe-t-il exactement dans la poêle? «L'huile est maintenue sous forme de goutte par une force appelée la tension de surface, explique François Gallaire. Or plus la température est élevée, plus cette tension de surface diminue.»

«Ce qui fait que l'huile coule, c'est que le côté 'froid' de la goutte, de tension de surface plus élevée, 'tire' sur le côté 'chaud' de la goutte, de moindre tension, si bien qu'en retour l'écoulement proche de la surface solide est dirigé du chaud vers le froid ce qui crée une force de cisaillement qui déplace la goutte vers la région la plus froide», complète le physicien.

Cet écoulement est l'illustration de l'effet Marangoni, du nom du physicien italien qui l'identifia au XIXe siècle. L'effet Marangoni n'est sans doute pas le seul phénomène à faire se mouvoir l'huile. «En chauffant, on baisse également la densité et la viscosité de l'huile», qui s'écoule plus facilement, ajoute François Gallaire.

Voilà donc notre petite énigme résolue, du moins en partie. Pour en avoir le cœur net, il faudrait répéter l'expérience avec d'autres revêtements, d'autres fluides, voire d'autres sources de chaleur.

Conséquence indirecte de ce phénomène, les aliments au centre ont plus de risques d'attacher au revêtement, d'où la nécessité de bien les mélanger (ou, dans le cas d'un steak, de l'enduire d'huile au préalable). Mais cette curiosité physique ne concerne pas que les cuisiniers en herbe. Dans une étude parue en 2021 dans la revue «Physics of Fluids», une équipe de chercheurs qui s'était penchée sur la question écrivait que le comportement d'une fine couche de liquide sur des surfaces solides est au cœur de nombreux procédés industriels dans les secteurs alimentaire, chimique et pharmaceutique.

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