Et même de la crème!
Attendez, la bolognaise authentique contient du lait?

Ne vous énervez pas: il y a bien du lait (voire de la crème) dans la recette officielle du «ragù bolognese». L'ingrédient ne sert plus à grand-chose de nos jours, et rappelle que la recette a toujours été sujette aux libres interprétations, n'en déplaise aux exégètes.
Publié: 21.01.2023 à 12:21 heures
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Dernière mise à jour: 02.03.2023 à 21:06 heures
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Fabien GoubetJournaliste Blick

Attention, sujet explosif. Dès que l'on évoque la fameuse sauce bolognaise, la bagarre n'est jamais très loin - qu'il y ait des Italiens ou non dans la salle. Bœuf ou porc, vin rouge ou vin blanc, coulis ou concentré de tomates… A tous ces nombreux sujets de discorde, ajoutons-en un autre: l'utilisation… du lait?!

Ne partez pas, ce n'est pas un troll. C’est même écrit en toutes lettres dans la recette la plus officielle qui soit de la sauce bolognaise: celle déposée en 1982 à la chambre de commerce de Bologne par des membres de l’Académie italienne de cuisine. Et ce n'est pas fini: il y a même de la crème. Relevez-vous. Moi aussi, la découverte me fit tomber de ma chaise. Qui plus est, elle me décida à chercher ce qui avait pu amener ces honorables gastronomes à écrire pareilles profanations.

Du ragoût au ragù

Au panthéon des pâtes, la sauce bolognaise est connue en tant que reine des sauces. Rendons-lui justice en rappelant son véritable nom italien: ragù bolognese. On vous interdit en revanche de l'appeler «bolo», qui n’est qu’un insultant sobriquet. Cette sauce, c'est l'incarnation du bonheur, l'entéléchie de la comfort food. Alors un peu de respect.

Cela pourrait vous surprendre, mais la recette de la vraie bolognaise contient bien du lait.
Photo: Shutterstock

Cuire lentement de la viande avec quelques légumes: la pratique remonte loin dans le passé. Jusqu'à l'Antiquité, disent certains, même si je n'ai pu trouver de source à ce sujet. Ce qui fait moins de doute, c'est que le ragù naquit pendant la Renaissance non pas en Italie - vous risquez de tomber à nouveau - mais en France! Rengainez vos couteaux, j'ai beau avoir été élevé au sein de la République, ce n'est pas moi qui l'affirme, mais la voix de l'office du tourisme d'Emilie-Romagne, région où se trouve Bologne.

Reliquat de ses chromosomes français, le nom du ragù vient de toute évidence de ragoût. Pour l'anecdote, Mussolini aurait en son temps ordonné qu'on le renomme en ragutto, qui sonnait plus italien dans la langue de Dante. En vain.

Mais revenons à la Renaissance, dans le glorieux royaume de France, où l’on se régalait de ragoûts depuis le Moyen-Âge. Ces derniers consistaient en des viandes braisées durant des heures avec des petits légumes aromatiques, parfois avec du poisson par-dessus le marché. Ce n'était donc pas une recette précise, mais davantage une méthode ou un type de plat. On cuisait les choses «en ragoût» en mettant ce qu’on voulait dedans. Si bien que les nobles et les riches pouvaient y mettre de luxueuses épices et des viandes de première qualité, pendant que les pauvres se contentaient certainement de ragoûts aux rognures de sabots de cochon. Bref, chacun son (ra)goût. De quoi éclairer la cacophonie actuelle autour de la bolognaise, que chacun prépare…à sa sauce!

De la viande, mais pas de tomates

Le ragoût français devînt ragù en transitant par le Royaume de Naples, avant d'essaimer dans toute la Botte. La première mention italienne d’un ragoût se trouve dans «L’art de bien cuisiner» du chef bolognais Bartolomeo Stefani, en 1662.

Ragoûts et ragùs de la Renaissance avaient pour point commun de n'incorporer aucune tomate, un ingrédient qui venait à peine d'être découvert dans le Nouveau-Monde. D'ailleurs, on rencontre encore aujourd'hui certaines versions de ragù bianco (blanc) à Bologne, confirme Francesco Galletta, chef cuisinier au restaurant La Romana, à Genève. Il faudra attendre encore longtemps avant de voir le plat prendre une forme familière pour nos papilles, c’est-à-dire avec des tomates et des pâtes.

La première mention des tomates remonte aux années 1800 avec l'ouvrage «L'Apicius moderne» de Francesco Leonardi. Ce cuisinier émérite a servi dans de nombreuses cours européennes, jusqu'à devenir le chef attitré de l'impératrice Catherine II de Russie. Son livre répertorie nombre de recettes, dont celle des «macaronis à la Napolitaine», des pâtes servies avec un puissant ragù au bouillon de viande (page 284) auquel on pouvait, éventuellement, adjoindre des tomates (ce qu'il n'ajouta que dans la seconde édition de son ouvrage, parue en 1807). Cette recette est aujourd'hui considérée comme l'ancêtre des ragù modernes.

Dans la version de 1807, rééditée, une option sauce tomate fait son apparition.
Photo: authentisch-italienisch-kochen.de

Rencontrant un grand succès, elle s'est propagée dans tout le pays. Ce n'est que près d’un siècle plus tard, en 1891, qu’un ragù bolognese ressemblant à celui qu’on connait, fit son apparition dans «La science en cuisine et l'art de bien manger» de Pellegrino Artusi. On y trouve la recette des «macaronis à la Bolognaise». Elle contient, comme aujourd’hui, une base de carottes, d'oignons et de céleri. Puis on trouve du veau maigre, du porc et du bouillon. On la déguste avec des pâtes et du parmesan. Ne vous attendez pas à voir ici une recette gravée dans le marbre pour les générations futures: ça part vite en freestyle total. Pellegrino Artusi propose d’ajouter, si l'on aime ça, «quelques champignons séchés» ou des «tranches de truffes», voire des petits morceaux de foie cuits avec la viande. Avant d’écrire, noir sur blanc: «si vous voulez les rendre encore plus délicates, ajoutez un demi-verre de crème». Toi, le psychorigide de la bolognaise: «Rep a sa».

Du bon usage du lait et de la crème

Mais cela ne nous dit pas pourquoi mettre de la crème ou du lait. Selon la recette déposée par l'Académie italienne de cuisine, le lait est là «pour atténuer l'acidité de la tomate». Quant à la crème, la même recette stipule: «lorsque le ragù est prêt, selon la coutume bolognaise, il est d'usage d'ajouter la crème s'il s'agit d'un assaisonnement pour pâtes sèches. Pour les tagliatelles, son utilisation est à proscrire». Autrement dit, la crème amènerait une certaine rondeur et une onctuosité à des pâtes normalement al dente.

Certains estiment de leur côté que les ragù d’antan devaient être préparés à partir de gros morceaux de viandes coriaces, ce qui justifiait les longues cuissons et peut-être l’ajout de lait, pour attendrir les fibres tout en donnant un côté plus crémeux. De nos jours, la viande hachée couramment utilisée est généralement bien plus tendre, ce qui rend le lait superflu.

Avec le ragù bolognese sont apparus bien d’autres versions régionales. Le napolitain incorpore un mélange de bœuf, de côtelettes de porc et de saucisses, avec de la passata rouge vif. En Toscane, on le prépare volontiers avec du sanglier, à l’agneau en Sardaigne, etc. C'est peut-être pour préserver son identité face à cette mosaïque de ragù régionaux qu'est apparue la version bolognaise «officielle» en 1982.

Le plus cocasse dans cette histoire? Les chefs italiens que j’ai interrogés ne mettent pas de lait. «Je n'ai jamais entendu parler de lait dans le ragù», balaie le Milanais d'origine Andrea Molaschi, chef du Perbacco!, restaurant italien situé dans le centre de Lausanne. Même constat pour Francesco Galetta de La Romana: «jamais on ne met de lait dans le ragù

J’ai pour ma part testé cette version officielle avec et sans lait, et si la seconde était effectivement un peu plus crémeuse, je n'ai pas vraiment constaté de différence flagrante. La prochaine fois que vous serez aux prises avec un ayatollah de la bolognaise, souvenez-vous de cette histoire et rappelez-lui que depuis ses origines, la bolognaise, c’est un peu comme on veut.

Et si vous voulez tester la recette, c’est par ici.

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