Gourmande et conviviale
Qu'est-ce que la cuisine canaille? (Et pourquoi elle cartonne)

Elle est sur et dans toutes les bouches, des brasseries du coin jusqu'aux grands étoilés. Mais qu'est-ce que la cuisine canaille, au juste? Rencontre à Lyon avec son précurseur, le chef Joseph Viola.
Publié: 22.10.2023 à 17:31 heures
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Fabien GoubetJournaliste Blick

Cette cuisine, c'est du RAB. Pas du rab parce que généreuse et qu'on se ressert (encore que), mais plutôt parce que c'est une cuisine qui finalement, n'en a «rien à branler». Des modes, du Noma, d'Uber Eats, des trucs lacto-fermentés, de l'omakase, d'Instagram, des concepts, du végan, reprenez votre ube et vos lubies. De tout cela, la cuisine canaille n'en a rien à foutre, les gars. Déso pas déso. Deal with it. Elle reste fidèle à ses valeurs.

On trouve quelques adresses canaille en Suisse romande, à Genève notamment (Le Comptoir Canaille, le Restaurant de la Plage ou le Café du Rond-Point, pour n'en citer que quelques-uns), mais pour comprendre un peu mieux de quoi il s'agit, je suis allé manger là où tout a (re)commencé.

Cet endroit, c'est chez Daniel & Denise, célèbre bouchon lyonnais de la rue de Créqui dans le troisième arrondissement. Une sympathique adresse, chaleureuse, avec son bar boisé, ses nappes à carreaux, son carrelage terrazzo, ses charcuteries qui pendent au plafond et surtout son chef, le non moins célèbre Joseph Viola, reconnu comme le pionnier de la cuisine canaille.

Le chef Meilleur ouvrier de France Joseph Viola est le porte-étendard de la cuisine canaille.
Photo: NICOLAS VILLION
Le restaurant possède un Bib Gourmand du Guide Michelin.
Photo: Blick

Les plats canaille, on sait les reconnaître

J'ai longtemps lu et entendu le terme canaille sans vraiment pouvoir y accrocher une définition précise, me disant que ça devait être «bon et gras», de la bouffe doudou, coquine et régressive. Je n'avais pas tout à fait tort, mais je n'y étais pas non plus.

«Non, la cuisine canaille ce n'est pas forcément du gras. C'est surtout une cuisine de produits, ils doivent avant tout être bons», avertit Joseph Viola en venant s'asseoir à ma table, à la bonne franquette, armé d'une île flottante aussi gigantesque que délicieuse. 

Pâté en croûte, œufs mimosa, poireaux vinaigrette, ris de veau, chou farci, bœuf carottes, baba au rhum… Les plats canaille, ce sont ces plats de grand-mère qui sentent bon les brasseries d'antan et qui opèrent depuis quelques années un grand retour dans les brasseries, mais aussi dans de grands restaurants.

La salle du restaurant Daniel & Denise rue de Créqui. Chartreuses et jambons trônent en bonne place.
Photo: Blick

«Le partage, la convivialité sont inscrits dans notre ADN et celui des plats canaille, explique Joseph Viola. Quand on vient manger ici, on a envie d'entendre du bruit, pas des chuchotements: c'est le signe qu'on s'entend bien, qu'on se détend, ce sont des moments fabuleux.»

Du gastronomique, mais populaire

Formé dans de belles maisons, Joseph Viola a notamment cuisiné en tant que second de Michel Guérard, chef du légendaire Les Prés d'Eugénie à Eugénie-les-Bains (Landes, trois étoiles depuis 1977). Personne n'aurait été surpris de voir ce cuisinier Meilleur ouvrier de France aller lui aussi chercher les macarons. Mais ce natif des Vosges, cadet d'une fratrie de sept Calabrais, a l'amour de la cuisine maternelle, de sa convivialité et des grandes tablées qui s'en suivent. «Je n'ai fait que repenser à mon enfance et tenter de reproduire ces moments-là», détaille-t-il.

Logiquement, c'est à Lyon et ses fameux bouchons que sa carrière le conduisit en 2004, où il reprit avec son épouse le fameux Daniel & Denise, bouchon qu'il possède encore aujourd'hui (il en existe désormais trois, plus une épicerie).

Pour le chef Joseph Viola, la cuisine canaille, c'est d'abord des produits et de la convivialité.
Photo: Blick

«Lorsque je suis arrivé à Lyon, j'ai voulu proposer une cuisine haut-de-gamme qui reste accessible au grand public, se remémore-t-il. On m'a traité de cinglé. Vingt ans plus tard, tous les grands chefs ont un bistro…»

Une cuisine de produits

Si sa cuisine cartonne, c'est d'abord parce que ses produits sont d'une qualité irréprochable. Ses viandes, son poisson, tout est frais du jour et sélectionné avec soin. Tout comme son gibier, «du vrai hein», qu'il reçoit ces jours. Comme chaque automne, il va confectionner l'une de ses spécialités: l'oreiller de la belle Aurore, un gigantesque pâté feuilleté de 11 kilos farci de viandes giboyeuses, de foie gras, et de lard de Colonnata, entre autres. «Je ne travaille que des superbes produits. Je n'aurais pas honte de les servir dans un étoilé», assure-t-il.

Assez bavardé, on attaque son plat signature: un pâté en croûte au foie gras de canard et ris de veau. Ce n'est pas n'importe quel pâté en croûte: celui-ci lui a triomphé aux championnats du monde de pâté-croûte en 2009, et c'est en partie grâce à lui que ce plat est revenu à la table de grands restaurants, ainsi que sur Instagram. Sa croûte? Légère sa mère. Sa gelée? Fondante de ouf. La farce? NSFW… Un pâté qui en envoie, du pâté.

Pâté en croûte au foie gras de canard et ris de veau de lait.
Photo: NICOLAS VILLION

On arrose ça d'un Saint-Véran pour faire bonne mesure et on poursuit avec une énorme tranche de foie de veau à la saveur subtile, douceâtre. A côté, une quenelle de brochet à la Lyonnaise et sauce Nantua, grand classique de la région, vaut aussi le détour. Jamais je n'avais goûté une quenelle aussi légère. Il paraît que le secret repose sur les proportions de chapelure et de chair de brochet que le chef a traficotées.

Quenelle de brochet sauce Nantua.
Photo: NICOLAS VILLION

La cuisine canaille évolue, mais «sans renier son ADN»

Croyez-vous qu'à ce stade j'eus les dents du fond qui baignent? Pas du tout. Sur ce genre de plat, on se rend compte que la cuisine canaille de Joseph Viola est bien davantage que la cuisine roborative de grand-mère: on est bien dans la finesse gastronomique française, on se régale, on en veut plus, on salive d'avance du baba au rhum qui ne va pas tarder à arriver, tout en reprenant un verre de Saint-Julien…

«C'est vrai que l'on sert aujourd'hui des plats plus légers, reconnaît le chef. On met par exemple moins de beurre dans les sauces, mais le client ne doit pas s'en apercevoir: on travaille différemment, par exemple sur les réductions pour concentrer les saveurs et obtenir de l'onctuosité… C'est une cuisine qui s'adapte, mais sans renier les codes de la gastronomie lyonnaise.»

Les années passent, mais la cuisine classique résiste. Il y a vingt ou trente ans, la mode était de rendre la cuisine non identifiable. La mode est passée. «Et notre cuisine classique, bien reconnaissable, elle est toujours là!», se réjouit le chef. Espérons qu'elle ne disparaisse jamais.

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