Intelligence artificielle contre traducteurs
Traduire les recettes, c'est pas si facile

Écrire une recette dans une autre langue est un exercice qui va au-delà de la simple traduction des noms des ingrédients. Une chercheuse et traductrice explique pour Blick les subtilités culturelles à prendre en compte pour importer des recettes depuis l'étranger.
Publié: 11.09.2022 à 17:00 heures
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Dernière mise à jour: 12.09.2022 à 11:45 heures
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Fabien GoubetJournaliste Blick

Une liste d'ingrédients, des phrases courtes avec des instructions claires: traduire une recette d'une langue à une autre peut paraître aisé. Mais c'est, en fait, une affaire plus complexe qu'il n'y paraît...

Pour en faire la démonstration, le site Tasty a lancé sur sa chaîne Youtube une série de vidéos intitulée «Lost in Translation». Le principe: un des membres de l'équipe s’attelle à la confection d'une recette passée une vingtaine de fois à la moulinette de Google Translate, de l'anglais au chinois en passant par le grec et le suomi.

Après un tel essorage façon téléphone arabe, la recette finale révèle quelques surprises improbables. Une charlotte royale aux fraises mute en strawberry king king, émincer un oignon prend une tournure de lutte contre le mal en devenant crush 1 yellow evil («écraser 1 maléfice jaune»). Quant au papier papier sulfurisé, il finit par être traduit en skin (peau). Voilà qui fait tout de suite moins envie...

Traduire des recettes de cuisine est bien plus compliqué qu'il n'y paraît. Immersion dans les coulisses de Blick.
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Sans aller chercher aussi loin, cette recette de baby back ribs donnée par nos collègues de Blick à Zurich devient, selon Google, des… «côtes levées épicées pour bébé».

Des algorithmes aux fraises

D'accord, c'est facile de se moquer d'une pauvre intelligence artificielle. Les algorithmes se retrouvent tout penauds lorsqu'il s'agit de prendre en compte les subtilités culinaires et culturelles qui varient d'une région à une autre.

«Traduire une recette, c'est tout aussi complexe que de traduire un texte», commente Violette Marcelin, doctorante en traduction culinaire à l'Université Paris-Sorbonne. Cette chercheuse a auparavant effectué un master en traduction à l'Université de Genève pour lequel elle s'est penchée sur la manière dont le discours culinaire se déplace entre les langues et les cultures.

La principale difficulté repose sans doute sur les ingrédients, en particulier les fruits et légumes qu'on ne trouve pas toujours dans la culture «cible». Que faire? Chaque traducteur a sa propre stratégie, explique Violette Marcelin, qui a récemment été confrontée à la situation en participant à la traduction de «L'art de la cuisine simple», livre à paraître en octobre en français chez Actes Sud et écrit par la cheffe américaine Alice Waters.

L'autrice, dont le restaurant Chez Panisse est situé à Berkeley, en Californie, y propose des recettes contenant des ingrédients tels que les tomatillos — des tomates vertes populaires dans la cuisine mexicaine — ou des variétés de haricots rares dans nos contrées. «On peut décider de donner davantage d'informations aux lecteurs en précisant comment se procurer l'ingrédient en question. Ou bien proposer un autre produit plus courant qui constitue une bonne alternative», raconte la chercheuse-traductrice.

Traduire au-delà des mots

Le travail dépasse alors largement le simple fait de traduire un mot dans une autre langue, et nécessite bien souvent d'effectuer des recherches poussées, par exemple en interrogeant des experts voire en testant soi-même ses suggestions de substitution! «C'est une décision propre à chaque traduction, certains traducteurs ne touchent à rien et c'est aux lecteurs de faire leurs propres recherches», ajoute-t-elle.

Autre difficulté récurrente: celle posée par les pièces de viande. Les découpes bouchères diffèrent fortement d'un pays à l'autre. Rien qu'entre la France et la Suisse, elles n'ont pas grand chose à voir. Alors lorsqu'il s'agit de cuisiner un flat iron ou un brisket typiquement américains, les traducteurs n'ont guère le choix: «On doit suivre les schémas des découpes et trouver les équivalents dans la langue cible», dit Violette Marcelin. Au lecteur-cuisinier de faire travailler son boucher, ce qui permet par ailleurs de faire plus ample connaissance…

Les ustensiles peuvent parfois donner du fil à retordre aux traducteurs. Dans «L'art de la cuisine simple», Violette Marcelin dit être tombée sur l'emploi du comal, mot d'origine nahuatl désignant une petite poêle en fonte utilisée pour la cuisson des tortillas. «C'est un ustensile très spécifique pour lequel on a décidé d'ajouter une petite définition», illustre la chercheuse. Enfin, les unités du système impérial propres aux recettes américaines sont évidemment converties pour plus de commodité.

Crêpe ou pancake?

Mais où placer le curseur, entre la nécessité de produire un texte parfaitement intelligible et la volonté de ne pas dénaturer une recette? Là encore, libre aux traducteurs de juger. «J'aime l'idée de laisser certains mots dans leur langue d'origine, surtout pour les noms des plats, confie Violette Marcelin. Aujourd'hui plus personne ne traduit 'pancake' en 'crêpe' car le mot anglais renvoie à une préparation différente. De même on dit 'tacos' et non 'galettes de maïs', ce qui semble évident à chacun».

Grâce à ce travail minutieux, les recettes voyagent et passent de mains en mains, de cultures en cultures. «C'est le plus important dans notre travail: parvenir à présenter la culture culinaire telle qu'elle est, et donner aux lecteurs les clés qui leur permettront de s'approcher au maximum de la recette initiale». Cela, et aussi intelligents soient-ils, DeepL et Google Translate en sont bien loin.

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