Myret Zaki
Krach ou hyperinflation: échapperons-nous à l'un ou l'autre?

Les banques centrales ont dopé artificiellement les actions. Mais l’inflation décolle et force l’arrêt de l’argent facile. Sauf que si les taux remontent, les marchés craqueront. Et s’ils ne remontent pas, l’hyperinflation sera inévitable.
Publié: 01.02.2022 à 10:46 heures
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Dernière mise à jour: 02.02.2022 à 10:28 heures

Depuis ce début d’année, le mot «krach» est sur toutes les lèvres. En effet, la bourse a chuté en janvier. Les cryptomonnaies aussi. L’indice des valeurs technologiques (Nasdaq), qui inclut des titres phares comme Apple, Google, Facebook ou Tesla, a perdu 17%. Rappelons que cela intervient après une période de 13 ans de records boursiers sans précédent. Depuis 2010, l’indice a été littéralement multiplié par 10. De la caisse de pension vaudoise à la holding japonaise en passant par les fonds souverains du Golfe, le monde entier a investi dans la tech américaine au cours de la décennie. Même la Banque nationale suisse, dont le portefeuille d’actions américaines dépasse les 150 milliards, est l’un des gros investisseurs dans Apple, Amazon, Netflix ou Microsoft. Tout cela a contribué à la chevauchée fantastique du Nasdaq, qui a vu la capitalisation d’Apple égaler la taille de toute l’économie britannique, par exemple. De quoi relativiser la récente baisse.

Autre titre emblématique du Nasdaq, Tesla s’est effondré de 30% en janvier. Mais à nouveau, on parle d’un titre qui sur 3 ans a explosé de 1335%. Cela aide à relativiser.

La plus grande dévissée revient au bitcoin, qui a fondu de 42% depuis son sommet du 12 novembre.

<p>Dopé par les bons résultats d'entreprises et les progrès de la campagne de vaccination, l'indice phare de la Bourse suisse a inscrit un nouveau record à près de 11'300 points. (archives)</p>

Là aussi, rappelons d’où l’on vient: la valeur du bitcoin a été multipliée par 100 en 6 ans. Quiconque aurait placé 1000 dollars en bitcoin fin janvier 2016 en posséderait un peu plus de 100'000 aujourd’hui.

A noter que les marchés moins volatils, qui n’attirent pas autant les spéculateurs, sont ceux qui ont le moins perdu dernièrement. L’indice des actions suisses a par exemple reculé de 7% en janvier. Pas de quoi paniquer, au vu de la hausse plus que raisonnable qui a précédé.

10 ans quasi sans krach

Maintenant, il faut bien comprendre que le terme de «krach» appartient à une autre époque. Les actions américaines remontent déjà. Idem pour les actions mondiales, qui n’ont perdu que 6% le mois écoulé. Même lorsqu’il y a eu forte chute, cela reste un krach contrôlé. Depuis 2009, en effet, les banques centrales administrent activement la bourse. Elles recourent à des méthodes «non conventionnelles», qui se résument à un soutien direct des marchés. Elles ne laissent plus les krachs aller jusqu’au bout. S’il y a bien eu le krach du Covid en mars 2020, il a été suivi d’un rebond si spectaculaire que la peur a cédé à l’euphorie. A son origine, la création de 4800 nouveaux milliards par la banque centrale américaine, et d’au moins 2400 milliards par son homologue européenne, pour acheter des obligations d’Etat et d’entreprises pour faire monter les marchés.

En gros, c’est comme si des investisseurs privés avaient acheté des titres à hauteur de 7200 milliards, en l’espace de quelques mois, sans conditions posées. Des milliards qui en réalité n’existaient pas, mais ont été créés pour acheter ces titres. C’est donc un marché étatique garanti qui s’est créé pour la dette souveraine et d’entreprises, une demande qui a été fabriquée pour des actifs qui ne se seraient normalement pas vendus dans ces proportions. Bref, les marchés ont reçu, depuis 2009 et pratiquement sans discontinuer, une subvention magistrale d’environ 13'000 milliards de dollars et d’euros créés par les banques centrales pour les soutenir. Où sont les titres achetés par ces instituts? Ils sont amassés sur leurs bilans:

Et cette injection monétaire a tout changé pour le cours des actions. Pour le vérifier, il faut s’interroger: si les milliards des banques centrales n’avaient pas existé, où se situeraient les indices boursiers aujourd’hui? Ils ne seraient même pas à la moitié de ce qu’ils sont, répond Société Générale dans une recherche menée en 2020. A fin octobre 2020, le Nasdaq 100 aurait été plus proche de 5’000 points que des 11'000 points qu’il valait alors, tandis que le S&P 500 aurait valu 1’800 points plutôt que les 3'300 points qu’il affichait. Un constat vertigineux.

Voici ce constat représenté graphiquement, à fin octobre 2020. L’écart est invraisemblable entre les courbes rouges, qui illustrent le cas où les marchés auraient évolué librement, sans intervention des banques centrales, et les courbes grises, qui sont la situation réelle des marchés sous perfusion constante des banques centrales depuis 2009. La dépendance des marchés envers la création monétaire n’est que trop évidente. Et l’écart n’a jamais été aussi grand qu’aujourd’hui:

C’est inouï. Le S&P 500 doit 44% de son niveau de prix aux achats de la Fed, et le Nasdaq doit à la Fed 57% de son niveau de prix, calcule la SocGen.

Ces politiques ont dopé les valeurs boursières et empêché de véritables krachs de se produire. Le marché n’a pas pu s’autoréguler comme il le ferait dans une économie libre. Sauf que petit à petit, il y a eu une conséquence, qui commence par «I».

Une tuile appelée inflation

Comme il faut s’y attendre quand on abuse de la création monétaire, et que la production ne suit pas, l’inflation a opéré un retour marqué. Elle atteint désormais 5% en Europe, et 7% aux Etats-Unis, et ne semble pas près de se calmer. Si on utilise la méthode de calcul de l’inflation des années 90, l’inflation américaine serait même à 11%, et elle s’établirait carrément à 15% avec la méthode des années 80. La méthode de calcul actuelle tend donc à sous-estimer l’inflation, c’est dire.

En cause, cette création monétaire massive. Les banques centrales se voient contraintes de corriger leurs excès en relevant les taux d’intérêt, qu’elles avaient laissés au plancher durant toutes ces années. Elles doivent cesser leur frénésie d’achats sur le marché obligataire, qu’elles poursuivent encore aujourd’hui à un rythme soutenu tout en parlant de «lutte contre l’inflation». De nombreux commentateurs boursiers voient venir un krach financier qui serait cette fois inévitable et sans filet. Les investisseurs qui ont beaucoup emprunté pour investir seraient en train de paniquer face à la remontée des taux d’intérêt, que les banques centrales annoncent pour mars. De quoi menacer la montagne de dette financière et les comptes de trading sur marge qui sont au plus haut historique.

Dès lors, la question est de savoir quel tour de passe-passe les banques centrales inventeront-elles cette fois pour éviter à ce marché obèse, car gavé d’argent facile, de chuter, et d’entraîner avec lui des débâcles majeures. Ce qui est certain, c’est que si les taux d’intérêt montent significativement, à 5.25% comme en 2007, le krach est assuré. Et pourtant, avec une inflation supérieure à 5%, c’est bien vers ces niveaux qu’ils devraient se diriger. Le drame est que c’est impossible après 13 ans d’accoutumance à la dette: l’argent emprunté, souvent au jour le jour, par de multiples fonds spéculatifs pour parier sur les actions, les obligations, le bitcoin, notamment via des dérivés, atteint de telles proportions désormais, qu’un renchérissement du crédit peut provoquer des faillites en cascade. Tous ces risques sont connus et répertoriés depuis des années par le Conseil de stabilité financière, mais tout le monde fermait les yeux car les banques centrales veillaient au grain et il n’y avait pas besoin de réduire l’endettement du système et renoncer à des rendements livrés sur un plateau d’argent. Désormais, l’inflation vient sonner la fin de la récré. Si seulement on pouvait la faire disparaître d’un coup de baguette magique. Mais pas de chance, il faut plutôt faire disparaître la politique hyperaccomodante. Or quand on voit tout ce que contribuent ces politiques à la hausse des marchés, comment imaginer les priver de cette béquille?

Ce sera le krach ou l’hyperinflation… ou les deux

Le scénario le plus probable est que les banques centrales, en tortillant pour éviter le krach programmé, provoqueront au final une hyperinflation. En effet, elles iront à reculons, quand il faudrait agir vite. Elles entameront leurs hausses de taux très timidement pour ne pas brusquer les marchés, finissant l’année avec des taux à 1,25%-1,50%, ce qui restera bien trop acomodant pour juguler l’inflation, car elle ira nettement plus vite. De même, pour protéger les marchés, les banques centrales ne ralentiront que très lentement leurs achats d’obligations. Ce qui maintiendra des conditions trop accomodantes pour la circonstance, au-delà de tout délai raisonnable. Bref, on sera encore en train de créer de l’inflation, quand il aurait fallu l’éteindre à toute vitesse.

En outre, si le marché baisse de plus que 20%, on verra encore les banques centrales intervenir pour « sauver » le marché. Autre grande erreur. Avec tout cela, l’inflation sera galopante car non maîtrisée. Ce scénario est déjà amorcé : les banques centrales n’ont toujours pas confirmé qu’elles commenceront à relever les taux dès le mois de mars, et on ne sait pas quand est-ce qu’elles cesseront d’acheter des titres sur les marchés. Entretemps, on peut lire des commentaires aussi rassurants que haussiers sur le marché des actions américain, promu à l’achat encore cette année. Quizz de fin: comment tout cela finit-il?

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