Une double casquette à assumer
Les jeunes sont bons pour créer des entreprises, mais pour les diriger?

Personne ne s’étonne plus de voir des entrepreneurs de 20 ans fonder des start-ups à succès. Mais la nomination de jeunes dirigeants à la tête d’entreprises existantes provoque encore souvent des remous. Pourquoi?
Publié: 09.11.2023 à 12:42 heures
Jean-Christophe Piot

On sait depuis Le Cid que «la valeur n’attend pas le nombre des années», mais rien n’y fait: la nomination d’une personne dans la vingtaine ou la trentaine à la tête d’une grande entreprise fait encore parler. Pas toujours en bien, comme l’a montré la récente arrivée d’Agathe Monpays à la tête du groupe français Leroy Merlin, à 28 ans. À peine annoncée, la nouvelle a provoqué un vent de réactions dubitatives.

Le monde de l’entrepreneuriat regorge pourtant d’exemples de patrons très jeunes: Elon Musk avait acheté PayPal à 29 ans et, 19 ans après la création de Facebook, Mark Zuckerberg, qui n’a pas encore quarante ans, tient toujours les rênes de Meta, dont le périmètre s’est largement élargi avec le rachat d’Instagram, de WhatsApp et de beaucoup d’autres.

«Voir de jeunes dirigeants prendre la direction de sociétés parfois importantes n’a rien de neuf en soi. C’est particulièrement courant en Suisse où le tissu économique est principalement composé de PME et de sociétés familiales dans lesquelles la transmission à la génération suivante se fait naturellement», constate Fanny Comba, cheffe d’entreprise et cofondatrice de Women’s Leadership Academy, une structure qui se consacre à la mise en valeur du leadership féminin.

C’est particulièrement courant en Suisse de voir de jeunes dirigeants prendre la direction de sociétés parfois importantes.
Photo: Shutterstock

Les exemples abondent à tous les échelons. Depuis que Magdalena Martullo-Blocher est devenue en 2002, à 33 ans, directrice générale du groupe EMS-Chemie, longtemps dirigé par son père Christoph Blocher, les annonces se sont même multipliées: Frédéric Arnault - fils de Bernard Arnault, le patron de LVMH - a été nommé directeur général de la marque suisse TAG Heuer, à 25 ans, en 2020; Claire Casteran vient de prendre la direction générale de la laiterie-fromagerie Milco, une entreprise familiale d’une quarantaine de salariés, et la jeune trentenaire Audrey Le Coultre-Maury celle de Maury Transports SA, qui en compte près de 200.

L’expérience en question

Alors pourquoi un tel scepticisme? La médiatisation croissante des nominations, qui s’accompagne, en général, d’un débat sur leur légitimité, joue sans doute un rôle. Derrière les doutes exprimés, plus ou moins poliment, se pose toujours la question principale de l'expérience. Peut-on avoir les épaules assez larges pour de tels postes après seulement quelques années d’expérience professionnelle, sans disposer des réseaux sur lesquels un candidat plus âgé pourrait s’appuyer?

«Avant de se lancer dans un marathon, on commence par courir des distances moins longues. C’est un peu la même chose avec la nomination d’un PDG: on attend de lui un parcours et des performances économiques reconnues», explique John Antonakis, professeur à HEC Lausanne et spécialiste du comportement organisationnel. Sans que ce soit nécessairement à juste titre, ajoute-t-il: «Il existe certes un lien entre vécu et performance, mais il est à la fois ténu et relatif. L’expérience ne fait pas tout, surtout dans des entreprises où les conséquences de telle décision, prise à tel moment, ne se font parfois sentir que des années plus tard. Nous connaissons tous des personnes expérimentées qui ne sont pas douées pour manager pour autant, tandis que d’autres apprennent très vite.»

Le rôle du contexte familial

D’autant que l’expérience, comme le réseau, peuvent se construire plus vite dans certaines conditions – on imagine qu’être le fils de Bernard Arnault vaut quelques années de vécu professionnel. Isabelle Harsch, arrivée à la tête de l’entreprise de déménagement Harsch à 28 ans, ne disait récemment pas autre chose au journal Le Temps: «En étant formée auprès de mon père, j’avais déjà eu des responsabilités et des choix à effectuer à petite échelle. J’ai pu faire des erreurs de jugement et apprendre à ne pas les reproduire. C’est cette expérience de la prise de décision qui compte plutôt que l’âge en lui-même.»

Le nombre de bougies ne fait donc pas tout, même si certains jeunes CEO ont fini par lâcher les commandes de leurs entreprises, à l'image de Larry Page et Sergey Brin, les fondateurs de Google. À 27 et 28 ans, ils avaient confié, en 2001, leur création à Eric Schmidt, un quadragénaire plus rompu qu’eux au pilotage d’une société en pleine ascension. 

Les jeunes dirigeants ont leurs atouts propres, estime Adéla Wyncoll, cofondatrice avec Fanny Comba de Women’s Leadership Academy: «Ils ont une sensibilité particulière, une vision plus proche des clients ou des consommateurs de leur génération, un nouveau regard, une nouvelle manière de manager.» Bref, un style et des soft skills, pour partie innées, qui s’ajoutent aux compétences pures, acquises par le travail et l’expérience.

«Le leadership a changé au cours des vingt dernières années, poursuit Adéla Wyncoll. On est passé d’un style très 'descendant', basé sur l’exécution hiérarchique des tâches, à un style plus transformationnel qui laisse davantage de place au partage, à la recherche de consensus et à l’empathie. On peut être bon ou mauvais sur ces points à 25 ans comme à 50.»

La triple peine des jeunes dirigeantes

Très observé en interne où les déçus peuvent attendre l’heureux élu au tournant, les premiers pas d’un jeune CEO sont aussi suivis de près par la concurrence, les médias et les marchés. Les procès en compétence ne tardent pas, et le cas d'Agathe Monpays chez Leroy Merlin en témoigne. La jeune femme, qui assurait auparavant la direction générale du géant français du bricolage en Grèce et à Chypre, affichait pourtant déjà un parcours remarquable. Mais à la question de son âge s'étaient très vite ajoutées des rumeurs infondées, relayées dans certains médias et amplifiées par les réseaux sociaux, sur ses liens personnels avec la famille Mulliez, détentrice de l’enseigne.

La taille de l’entreprise (30'000 salariés) peut expliquer l’effet de loupe médiatique, mais ce genre de procès faits aux femmes dirigeantes se retrouve à tous les niveaux, y compris dans des PME, souligne Fanny Comba: «Un fils qui reprend l’entreprise familiale, c’est normal. Lorsque c’est sa fille, sa légitimité est souvent remise en cause, surtout dans les univers professionnels traditionnellement masculins.» 

Ce réflexe patriarcal s’exprime plus discrètement aujourd’hui, mais les deux entrepreneuses fribourgeoises l'ont relevé auprès de chacune des 300 femmes qu’elles accompagnent, cadres ou dirigeantes. «Pour une jeune CEO, c’est une triple peine. Au procès sur l’âge et le genre s’ajoute encore le regard intérieur que les femmes portent sur elles-mêmes. Un homme se pose rarement la question du bien-fondé de sa candidature à ce type de poste. Une femme davantage parce qu’elle sait qu’elle devra se donner à 150% pour être reconnue comme légitime, tout comme elle sait qu’on va l’accuser d’être là au seul motif qu’elle est une femme. C’est encore pire si elle est issue d’une minorité.»

Sensibiliser pour mieux appréhender

Cette discrimination a été mise en évidence en 2022 de façon frappante par une campagne du collectif Sista, engagé pour davantage d'égalité dans le domaine de l'entrepreneuriat. Dans une vidéo devenue virale, huit grands patrons –Nicolas Hieronimus (L’Oréal), Xavier Niel (Iliad), Frédéric Mazzella (BlaBlaCar)... – répondaient, un rien décontenancés, à des questions comme: «Quelle est votre adresse beauté préférée?», «Quel est votre poids idéal?» ou «C'est encore dur pour un homme aujourd’hui de privilégier sa carrière?» Autant d’interrogations tirées d’authentiques interviews de dirigeantes, mais qu’aucun homme n’entend jamais, quel que soit son âge. 

Tous ces préjugés témoignent surtout d’une méconnaissance de la place et du rôle réel d’un dirigeant, résume John Antonakis: «On a tendance à surévaluer le rôle exact d’un CEO. Il porte bien sûr une vision et une énergie, il incarne certes une stratégie, mais il ne faut jamais oublier qu’un dirigeant ne décide pas seul et que l’équipe qui l’entoure est déterminante pour éviter les faux pas.»

En collaboration avec Large Network

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