Enquête au sein d'un festival en crise
Viré, le directeur de BDFIL touche quand même une prime de 30'000 francs

Problèmes de gestion, employées à bout ou relation avec une ex-stagiaire brièvement engagée par la suite: les dessous du licenciement du directeur du festival lausannois BDFIL interrogent. Cerise sur le gâteau, il a reçu une prime de départ de 30'000 francs. Enquête.
Publié: 12.05.2022 à 11:51 heures
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Dernière mise à jour: 18.05.2022 à 14:00 heures
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Amit JuillardJournaliste Blick

BDFIL était déjà sur une pente glissante. Le festival de la bande dessinée de Lausanne avait accueilli 35’000 fans de neuvième art en 2016 et 2017. Puis 28’000 en 2018 et 2019. Et seulement 18’000 — munis d’un passe sanitaire — en 2021, l’édition 2020 n’ayant pas eu lieu à cause du Covid. Celle de 2022 n’existera pas vraiment: elle sera faite de petits événements à gauche, à droite.

Depuis le 21 octobre 2021, la manifestation — financée à hauteur de 400’000 francs par an par la Ville et de 45’000 francs par le Canton — n’a plus de directeur. Officiellement, Dominique Radrizzani, en poste depuis 2014 et le conseil de fondation «ont décidé d’un commun accord de cesser leur collaboration». Le même communiqué de presse évoquait «des divergences de vues sur l’avenir du festival».

Dans les colonnes de «24 heures», Stéphane Montangero, président du conseil de fondation depuis février 2019 et député socialiste au Grand Conseil vaudois, avait décrit dans un élan poétique cette séparation comme une simple rupture provoquée par des envies et des besoins différents: «Entre un comité de fondation et un directeur, c’est comme dans un couple. On voit d’abord tous les côtés avantageux, et puis un jour les visions peuvent diverger».

Dominique Radrizzani n'a même pas souhaité connaître les questions de Blick.
Photo: KEYSTONE/CYRIL ZINGARO

Or, comme notre enquête le démontre, les problèmes étaient bien plus profonds. Des démissions et un burn-out au sein de la petite équipe sous les ordres de Dominique Radrizzani, son implication supposément faible dans l’organisation de l’événement, ou encore sa relation amoureuse avec une ancienne stagiaire, qui sera même engagée brièvement: les dysfonctionnements se sont additionnés au fil des ans.

Stéphane Montangero ne veut pas commenter les montants versés à Dominique Radrizzani.
Photo: KEYSTONE/MARTIAL TREZZINI

Pire, le conseil de fondation, organe de contrôle du festival, en aurait été averti à au moins trois reprises depuis 2018, révèle Blick. L’ancien directeur du musée Jenisch à Vevey a bel et bien fini par être licencié après l’édition 2021, jugée catastrophique à l’interne. Pourquoi, dès lors, a-t-il malgré tout bénéficié d’une prime de départ?

Une prime en sus de quatre mois payés sans travail

Avant de plonger dans les détails et les coulisses de cette histoire, reprenons la communication officielle du 21 octobre 2021. Si les mots utilisés étaient prudents, c’est que le texte diffusé fait partie d’une convention de départ confidentielle signée par le désormais ex-directeur et la Fondation lausannoise pour le rayonnement de la BD, qui chapeaute le festival. Les sommes négociées sont conséquentes. De l’argent public est en jeu: les subventions étatiques constituent environ la moitié du budget de BDFIL, qui s’élève à 900’000 francs par an.

Au moment de son licenciement, Dominique Radrizzani — dont le salaire annuel avoisinait les 130’000 francs bruts — a obtenu une prime de 30’000 francs, selon nos informations. Mais ce n’est pas tout. Selon son contrat, il bénéficiait d’un préavis de six mois. Il n’en aura travaillé que deux, entre fin octobre et fin décembre, date à laquelle s’est effectivement terminée la collaboration. En clair, le directeur a touché quatre mois de salaire sans avoir à travailler. Additionnées, ces deux sommes s’approchent des 70’000 francs.

Comment justifier un tel traitement? Contacté par téléphone, Stéphane Montangero ne souhaite pas commenter ces chiffres. «Nous avons signé une clause de confidentialité, je ne peux que vous renvoyer à notre communiqué de presse d’octobre 2021, coupe celui qui est aussi municipal à Aigle. Ce qui nous importe aujourd’hui, c’est le futur et le nouveau concept que nous sommes en train d’établir pour que le festival renforce sa place en lui donnant un côté plus populaire.»

«Indéfendable publiquement», mais…

Même son de cloche du côté de Vincent Grandjean, son vice-président, également ancien chancelier de l’Etat de Vaud. Idem du côté de Nadia Roch, cheffe du Service bibliothèques et archives de la Ville de Lausanne, représentante des autorités communales au sein du même conseil.

Nadia Roch, ici à droite du syndic socialiste de Lausanne Grégoire Junod, représente les autorités municipales au sein du conseil de fondation.
Photo: KEYSTONE/LAURENT DARBELLAY

Dans les hautes sphères de la Commune, certains défendent l’accord signé, mais anonymement. «Ces conventions de départ sont malheureusement insoutenables publiquement. Mais elles ont un sens: elles permettent de préserver les intérêts de toutes les parties et d’éviter des procédures judiciaires, qui peuvent coûter encore bien plus d’argent.»

Reste que les problèmes semblent plus aigus que ceux décrits dans le communiqué de presse, selon plusieurs témoins entendus par Blick, qui souhaitent rester anonymes. Une première situation de crise et des premiers dysfonctionnements remontent à début 2018 déjà. Cette année-là, des tensions apparaissent au sein de la petite équipe, composée alors du directeur, du directeur technique, de deux employées et d’une personne en stage. Selon ces récits, plusieurs éléments avaient été exposés au Conseil de fondation plus tard dans la même année.

«Mauvais gestionnaire»

Un premier reproche ressort: «Le cahier des charges du directeur n’était pas bien défini. Il faisait reposer une grande partie de l’organisation du festival sur ses employés, raconte cette source à Blick. Par exemple, il consacrait une très grande partie de son temps à l’écriture et l’édition de la Revue Bédéphile.»

Toutes les personnes consultées s’accordent: l’historien de l’art était un fin communicateur, très éloquent dans les médias, au bénéfice d’un grand carnet d’adresses dans le milieu et efficace pour lever des fonds. «Mais c’était un mauvais gestionnaire, qui n’avait pas de grande capacité côté ressources humaines», assène-t-on.

Un autre point faisait grincer des dents à l’époque: la relation entre Dominique Radrizzani et une ancienne stagiaire. «Après son stage, elle était d’ailleurs devenue responsable bénévole d’une section du festival, qui a pris de l’ampleur par la suite et a toujours été protégée. D’autres activités du festival ont disparu, pas celle-ci.» Bien qu’un lien de causalité entre ces deux constats ne puisse être établi, cette relation a fait l’objet de discussions entre Dominique Radrizzani et son équipe. Preuve de l’inquiétude provoquée au sein de cette dernière: la relation a même été portée à la connaissance du conseil de fondation de l’époque, présidé par Martine Fiora, décédée depuis.

Une réunion confidentielle en septembre 2018

Une rencontre «confidentielle et urgente» s’est tenue en septembre 2018, entre trois collaboratrices de BDFIL, Martine Fiora et le secrétaire du conseil de fondation, à la suite d’une «altercation» entre l’une des collaboratrices et le directeur. Le procès-verbal de cette séance, dont Blick a obtenu copie, n’est pas tendre avec Dominique Radrizzani. Il fait état d’un «climat de malaise grandissant depuis janvier 2018». D’autres mots sont forts: «Les conditions de confiance et de respect mutuel qui doivent permettre de travailler avec le directeur ont été tellement ébranlées que l’échange direct avec le directeur n’est plus envisageable sans intervention d’un tiers».

Le document liste les doléances. L’organisation administrative du bureau de BDFIL y est dénoncée, comme le «manque de clarté organisationnelle dans la répartition des tâches». Le manque de leadership, de prise de décisions, de motivation et «des absences peu compréhensibles» du directeur y sont aussi critiqués. En bref, les trois employées présentes ont l’impression de devoir combler toutes ses «lacunes».

L'édition 2021 de BDFIL n'a pas attiré les foules.
Photo: KEYSTONE/SALVATORE DI NOLFI

En référence à la relation de Dominique Radrizzani avec l’ancienne stagiaire, de près de trente ans sa cadette, les collaboratrices estiment que «le directeur entretient un flou entre vie privée et professionnelle qui se répercute sur leur activité», toujours selon ce même procès-verbal. La réponse, qui figure aussi dans ce rapport, déçoit les employées de BDFIL. «Faute de moyens financiers, une solution de coaching est d’ores et déjà écartée mais le conseil fera son possible pour que le bureau (ndlr: du festival) puisse à nouveau travailler sereinement.»

Quelque mois plus tard, en 2019, ne voyant pas d’amélioration, deux employées, à bout, jettent l’éponge et claquent la porte. A partir de là, ça n’ira pas en s’améliorant. «La transmission des dossiers entre l’ancienne personne en charge de l’administration et sa successeure se fait en une demi-journée, raconte une autre source proche du dossier. C’est très peu. BDFIL, c’est quand même un petit paquebot. Résultat, la nouvelle recrue a dû se débrouiller comme elle le pouvait, puisque le directeur ne connaissait pas les détails, parfois essentiels, du travail de son ancienne équipe car il se reposait sur ses employées.»

La compagne du directeur engagée

Les problèmes s’accumulent. L’édition 2020 est finalement reportée pour cause de Covid. Seules quelques expositions en plein air sont montées à travers la ville. «Normalement, l’organisation de l’édition de septembre 2021 aurait dû être simple, tout aurait dû être en place puisque déjà préparé pour l’année d’avant. Ce n’était pas le cas.»

Durant la première partie de l’année 2021, la situation est chaotique. «On fonçait droit dans le mur, rien n’avançait comme il fallait, rien n’était sous contrôle, se souvient cet autre observateur. C’était en grande partie dû au directeur. La décision de demander le certificat Covid aux visiteurs a par exemple été prise très tard.» La nature des reproches n’a pas vraiment changé depuis 2018…

A ce moment-là, le conseil de fondation aurait été interpellé une nouvelle fois, a appris Blick. Puis, quelques semaines avant le festival, la collaboratrice administrative, également responsable de la communication, est tombée malade. Trop de travail, trop de pression. Burn-out.

Dominique Radrizzani assure qu'il n'est pas à l'origine de l'engagement de l'ancienne stagiaire devenue sa compagne.
Photo: KEYSTONE/CYRIL ZINGARO

Le festival approche. Dans la panique, BDFIL tente de trouver des solutions pour la remplacer. Face à un échec, le festival engage l’ancienne stagiaire, devenue sa compagne depuis.

«Le public ne l’a sûrement pas remarqué, mais l’édition 2021 a été un fiasco. Les responsables bénévoles ont dû se démener pour faire tourner la boutique. Les effectifs étaient insuffisants. Dominique Radrizzani? Nous ne l’avons presque pas vu.» Selon nos informations, une fois l’événement terminé, le conseil de fondation a été contacté une énième fois.

Manque d’implication du conseil de fondation?

La compagne du directeur restera en poste jusqu’en octobre 2021 et au retour de la collaboratrice rétablie. Cette dernière finira par poser sa démission en janvier et quitter BDFIL fin février 2022. Le directeur technique a également donné son sac. Actuellement, deux collaborateurs remplaçants ont été nommés ad interim. Ils sont suivis de près par le bureau du conseil de fondation, dont Stéphane Montangero, Vincent Grandjean et Nadia Roch font partie. Une nouvelle direction devrait prendre ses quartiers cet été.

Au terme de cette enquête, Blick a contacté Dominique Radrizzani, pour qu’il puisse donner sa version des faits et répondre à une liste de 18 questions. Fin de non-recevoir. Ou presque: «Je ne vais pas vous transmettre mon adresse e-mail. Je ne veux même pas voir ou entendre vos questions. Je suis tenu au secret professionnel et j’aurai toujours le choix de ne pas ouvrir votre éventuel courrier électronique».

Le dessinateur Tardi, auteur des «Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec», était l'invité d'honneur de l'édition 2021 du festival lausannois.
Photo: KEYSTONE/Salvatore Di Nolfi

Mais il poursuit quand même: «La vérité est que nous avions des divergences de vues et que je ne voulais pas organiser des cortèges de Schtroumpfs comme on me le demandait! En plus, les montants décidés dans la convention de départ ne m’ont toujours pas été versés…» Au terme de ce bref échange téléphonique, il finit par lâcher: «D’abord, c’est la fondation qui a employé ma compagne, ça n’est pas venu de moi. Et je ne vois pas quelle loi l’interdit…»

«Des mesurettes plutôt que des mesures»

Et le rôle du conseil de fondation dans tout ça? Certaines de nos sources ne se gênent pas de s’en prendre à Stéphane Montangero et consorts. «Bien sûr, le directeur n’a pas fait tout juste, insiste l’une de nos sources. C’était un bon directeur artistique, mais un mauvais manager, qui a été néfaste pour ses collaborateurs. N’oublions toutefois pas que le conseil de fondation a aussi sa part de responsabilité.»

En d’autres termes, ce collège est notamment censé être l’organe de surveillance. «Ses membres, bénévoles, avaient certes pris quelques mesurettes pour tenter de maintenir le bateau à flot, mais n’ont jamais mis en place de réels outils de contrôle durables et efficaces, développe-t-elle encore. S’ils s’en étaient donné les moyens, ils auraient pu repérer plus rapidement l’ampleur des problèmes de gouvernance dénoncés par l’équipe.»

À ce stade, donc, une question subsiste. Pourquoi le conseil de fondation n’a-t-il pas pris le taureau par les cornes avant l’automne 2021? Si l’on résume, celui-ci aurait été saisi à trois reprises: en 2018 au sujet de problèmes managériaux et de la relation du directeur avec l’ancienne stagiaire, en 2021 juste avant le burn-out de la nouvelle collaboratrice administrative, puis après le «fiasco» de l’édition de cette même année.

Et les questions qui fâchent?

À nouveau contacté et confronté à 20 questions précises, Stéphane Montangero répond par un long courrier électronique, évitant d’aborder celles qui fâchent, en sortant la carte de la clause de confidentialité et du «commun accord». Sur l’action du conseil de fondation, il ose un peu plus: «Lorsque cela a été nécessaire et d’entente avec les différentes personnes concernées, (le conseil de fondation) est intervenu de manière particulière pour requérir puis suivre la mise en place de mesures organisationnelles, sans ménager son temps ni sa peine, spécialement entre les premiers semestres 2019 et fin 2021 […].»

Il donne plusieurs exemples. «[…] Signalons la refonte complète des cahiers des charges, recentrés sur le périmètre de chaque personne, ou la création de trois comités (Finances/RH/Communication) dirigés par les membres de la Fondation dans le but d’asseoir une organisation plus solide et d’apporter un soutien au directeur», lui reconnaissant implicitement certaines faiblesses. Avant de saluer au passage ses qualités de directeur artistique, son carnet d’adresses et ses succès, dont la venue d’artistes comme Blutch, Derib ou Tardi. En clair: circulez, il n’y a rien à voir.

D’autres ne partagent pas cette analyse. «La situation actuelle de BDFIL démontre bien l’amateurisme général de certains conseils de fondation bénévoles actifs dans la culture, qui siègent entre copains et qui engagent des noms, des egos, pour diriger les institutions, tacle une personne active dans le domaine, ne souhaitant pas voir son nom apparaître. Et à la fin, ce sont les équipes qui sont mises à terre!»

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