Albanie, Serbie, Ukraine...
Faut-il avoir peur d'une Union européenne élargie dès 2030?

«Je crois que nous devons être prêts – des deux côtés – à l’élargissement d’ici 2030». Depuis que le président du Conseil européen Charles Michel a prononcé cette phrase lundi 28 août, l'inquiètude règne. L'UE survivra-t-elle à cet élargissement ?
Publié: 02.09.2023 à 09:02 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Charles Michel a-t-il tiré le signal d’alarme? En évoquant, lundi 28 août en Slovénie, le probable élargissement de l’Union européenne (UE) dès 2030, le président du Conseil européen (la réunion des Chefs d’État ou de gouvernement des 27 pays membres) a donné du grain à moudre à tous ceux qui dénoncent les «euroturbos» dans cette période de crise majeure, liée à la guerre en Ukraine.

«Je crois que nous devons être prêts – des deux côtés – à l’élargissement d’ici 2030» a expliqué l'ancien premier ministre belge. Mais est-il raisonnable d’élargir une Union dont le fonctionnement a déjà été rendu très compliqué par les élargissements survenus depuis 2004? À quelques jours du rituel discours sur l’état de l’Union que prononcera Ursula von der Leyen à Strasbourg le 13 septembre, voici ce qui inquiète.

Première peur: un élargissement bâclé

Si l’on prend Charles Michel au mot, tout pourrait basculer dans sept ans. Ce qui, au vu des critères habituels requis pour intégrer de nouveaux États membres, pose de nombreuses questions. Peut-on raisonnablement penser que, d’ici 2030, des pays candidats de longue date comme la Serbie (depuis mars 2012), l’Albanie (depuis juin 2014) ou la Macédoine du Nord (depuis 2005) auront effectué la totalité des réformes exigées? Et surtout, comment imaginer qu’un élargissement en 2030 n’intègre pas l’Ukraine et la Moldavie, dont le statut de candidat a été accepté le 23 juin 2022, alors qu'ils sont rendus prioritaires par le conflit ?

La peur d’une adhésion bâclée, pour motif politique, est donc réelle. Personne ne pense imaginable, en effet, d’intégrer les pays des Balkans occidentaux avant l’Ukraine, qui est aujourd’hui de facto le rempart militaire européen contre la Russie. Or un élargissement bâclé serait la pire des choses pour une Union minée par le besoin impératif de consensus et le verrou de l'unanimité. Attention, danger!

A Athènes le 21 août, la présidente de la Commission européenne Ursula Von Der Leyen et le président du Conseil Charles Michel avaient rendez-vous pour la rentrée.
Photo: Anadolu Agency via Getty Images
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Seconde peur: le basculement à l’est

La France fait partie des pays fondateurs de l'Union qui plaident, en contrepartie d’un éventuel élargissement, pour des coopérations renforcées entre les pays membres qui le souhaitent. «L'Union européenne doit accepter plus d'intégration, voire plusieurs vitesses pour évoluer sur les sujets essentiels, a encore affirmé Emmanuel Macron lundi 28 août. Je peux témoigner assez aisément qu'une Europe à 27, c'est assez compliqué à faire évoluer sur les sujets essentiels [...] ce ne sera pas plus simple à 32 ou 35, donc il nous faut une certaine audace pour accepter plus d'intégration sur certaines politiques, peut-être d'ailleurs plusieurs vitesses». En bref, Paris veut rapidement se pencher sur les traités européens pour créer une Union à géométrie variable, pour éviter que l’exigence de consensus augmente la paralysie institutionnelle.

Ce souhait ne va pas empêcher, néanmoins, le grand basculement du centre de gravité communautaire vers l’Est en cas d’élargissement. Bruxelles, où se trouvent les institutions européennes, se retrouvera excentrée.

C’est à Varsovie, en Pologne, que battra le cœur de cette nouvelle UE où l’Ukraine sera un nouveau poids lourd. La date de 2030 alimente les craintes géopolitiques. Il faudra aussi d'ici là gérer un autre problème oriental: à savoir formellement dire Non à la Turquie, dont la candidature à l'UE a été acceptée en 1999. Or son président Recep Tayip Erdogan exige de reparler de cette adhésion pour donner son feu vert à l'entrée de la Suède dans l'OTAN.

Troisième peur: la domination américaine

On sait que la Russie entretient des liens étroits avec la Serbie. Soit. Avec le cas de la Hongrie, où le premier ministre Viktor Orban se plaît à provoquer ses pairs de l’Union européenne en affichant son soutien à Donald Trump et en ménageant Vladimir Poutine, voilà donc un pays qu’il ne sera pas facile de faire accepter aux populations des actuels membres de l’UE. Lesquels devront donner leur accord puisque tout traité d’élargissement devra être ratifié par les 27, soit par un vote parlementaire, soit par référendum.

Mais quid des États-Unis? Washington exerce une tutelle stratégique de fait, via l’OTAN, sur la plupart des pays candidats, à commencer par l’Ukraine en guerre. Les pays des Balkans, tenus financièrement à bout de bras par les aides européennes, sont sous la surveillance des forces de l'OTAN. Parler d’un élargissement dès 2030 revient donc à agiter deux chiffons rouges: le premier vis-à-vis de Poutine et, aussi de la Chine, car la puissance commerciale du futur bloc européen d’une trentaine de pays se trouvera accrue, suscitant des interrogations. Second chiffon rouge? Vis-à-vis des opinions publiques, dans des pays comme la France où l’antiaméricanisme reste fort.

Quatrième peur: la débâcle sociale

On connait le sentiment en Suisse vis-à-vis de la liberté de circulation des travailleurs: non à l'ouverture totale des frontières par peur d'un dumping social et d'un abaissement automatique des salaires. Ce blocage explique largement, on le sait, les difficultés entre Berne et Bruxelles pour parvenir à de nouveaux accords bilatéraux.

Imaginez ce que sera 2030 au niveau de l'Union européenne? Le risque d'une débâcle sociale sera réel. Certaines entreprises en profiteront, car une nouvelle main d'œuvre bon marché sera disponible, en provenance des nouveaux pays membres. Mais les employés? Pas sûr. 2030, c'est presque demain. Or aujourd'hui, les questions de pouvoir d'achat dominent le débat. S'élargir dans ces conditions, est-ce raisonnable?

Cinquième peur: la criminalité et les trafics

L'élargissement de 2004 a montré que l'Union européenne a tenu bon. Mieux: il a permis à l'UE de devenir un ensemble continental cohérent dont la solidité et la puissance servent aussi ses voisins non membres, comme la Suisse et la Norvège.

La Confédération a d'ailleurs signé, le 30 juin 2022, l'accord sur le déblocage d'une deuxième tranche d'aide d'un milliard de francs pour les pays entrés dans l'Union après 2004. Restent les mauvaises réputations de certains pays candidats, comme l'Albanie ou les pays des Balkans, le risque de trafics d'êtres humains, les problèmes migratoires, les défis que cela posera pour la sécurité de l'espace Schengen dont la Suisse est membre, et la protection des frontières extérieures du nouvel ensemble.

Une Union européenne élargie en 2030? Un énorme casse-tête, avec de nombreuses réponses manquantes. De quoi décourager, aussi, de nombreux électeurs des pays membres de l'UE, et les pousser dans le camp souverainiste à quelques mois des prochaines élections européennes, prévues entre le 6 et le 9 juin 2024

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