Demain les «baguettes jaunes» dans la rue?
La révolte des boulangers, une tradition française

Le gouvernement français va leur permettre de différer le paiement de leurs impôts et de leurs cotisations sociales. Mais pour les boulangers excédés par les prix de l'électricité, rien ne va plus.
Publié: 05.01.2023 à 21:38 heures
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Dernière mise à jour: 06.01.2023 à 11:31 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Les «gilets jaunes» rêvent de reprendre d’assaut les rues françaises. Ils ont lancé un appel à manifester ce samedi 7 janvier. Mais une nouvelle catégorie de «révoltés» est en train de mobiliser l’opinion publique dans l'hexagone: les boulangers. Étranglés par l’augmentation des factures d’électricité qui ont au minimum doublé et parfois décuplé, ils jurent à leur tour qu’ils n’en peuvent plus. À tel point que ces artisans en colère se sont donnés entre eux le surnom des «baguettes jaunes»! Une ironie amère, alors que l’Unesco a inscrit le 30 novembre 2022 cette même baguette au Patrimoine immatériel de l’humanité.

33'000 boulangeries et 12 millions de clients par jour

La France compte, sur le papier, 33'000 boulangeries, soit un boulanger pour 1800 habitants. Sauf que ce chiffre ne veut pas dire grand-chose. Rien de commun entre le boulanger du village et la franchise d’une marque connue de boulangerie-pâtisserie, qui reçoit ces pains congelés prêts à réchauffer dans les fours. Depuis des années, la colère gronde, en France, contre la prolifération de ces boulangeries industrielles visibles partout dans les rues des villes. Plusieurs pétitions ont même été lancées. La révolte actuelle, motivée par la nouvelle hausse du tarif de l’électricité annoncée à 15%, résulte donc aussi de ce ras-le-bol.

Amandio Pimienta, boulanger réputé installé dans l’Allier, au centre de la France, mène cette bataille. Avec ses titres de meilleur ouvrier de France 1994 et d'«ambassadeur du pain», il incarne la fatigue de l’une des professions les plus populaires du pays. La boulangerie est le commerce le plus visité des Français. 72% s’y rendent régulièrement pour acheter leur pain. Douze millions de clients franchissent le pas d’une boulangerie chaque jour. «Ce métier doit faire face à de nombreux enjeux capitaux pour son avenir: concurrence des industriels et de la grande distribution, questionnement sur la matière première et la qualité des blés, évolution de la qualité des pains, notamment vis-à-vis de l’incorporation d’additifs… » expliquait récemment ce porte-parole de la profession, lors d’une conférence du syndicat de la boulangerie-pâtisserie.

Les boulangers français sont en difficulté. Cette situation relève une ironie amère, alors que l'Unesco a inscrit en novembre 2022 la baguette au Patrimoine immatériel de l'humanité.
Photo: AFP
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Problème conjoncturel ou crise structurelle? Le premier a, en fait, rallumé la seconde. Le ministre de l’Économie Bruno Le Maire, qui a annoncé ce mardi 3 janvier de nouvelles aides, en est bien conscient. Officiellement, sa ligne de défense est de dire que «depuis le 1er janvier 2023, le bouclier tarifaire limite la hausse du prix du gaz à 15%. Concernant les factures d’électricité, leur hausse est également limitée à 15% à partir du 1er février 2023. Ce plafond permet d’éviter une augmentation de 120% des factures d’énergie pour les boulangers concernés». Problème: ces 15% ne se concrétisent qu’après avoir rempli quantité de documents administratifs pour bénéficier de ces aides. Ceux qui ne le font pas paient donc l’addition sans filtre. Le tout, sur fond de crise multiforme de la boulangerie.

Bruno Le Maire tente de rassurer les boulangers:

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En France, le souvenir des révoltes du pain

Comment venir en aide à une profession qui ne peut pas imputer ses coûts sur ses prix de vente? A Paris, la baguette est en moyenne vendue entre 1,10 euros et 1,30 euros. Or tous les sondages montrent que les consommateurs ne sont pas prêts à payer plus. «Très vite, l’augmentation du prix du pain peut déclencher des révoltes. On l’a vu dans l’histoire», note un porte-parole du syndicat de la boulangerie. Comment, surtout, laisser le prix du pain s’envoler alors que selon le Secours Catholique, 8 millions de personnes ont aujourd’hui besoin d’une aide alimentaire?

Les révoltes du pain ont toujours rythmé la vie du pays. On l’oublie, mais cet aliment si Français, qui nourrit autant les clichés que le béret, est presque à l’origine de la révolution de 1789. Professeur d’histoire européenne, l’universitaire américain Steven Kaplan affirme même que le «pain est l’un des plus grands acteurs de l’Histoire de France» dans ses livres «Good bread is back» (Ed. Duke University) ou «Le meilleur pain du monde: Les boulangers de Paris au XVIIIe siècle» (Fayard, 1996). L’homme a écrit neuf livres sur le sujet! Il a notamment étudié la guerre des farines en France, sous le règne de Louis XV.

Retrouvez l’expert américain du pain, Steven Kaplan:

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Son avis? «Par temps ordinaire, une ration de pain et de soupe pouvait coûter à une famille ouvrière ou paysanne jusqu’à 50% de son revenu. Dans une époque encore soumise aux disettes et aux famines, un contrat social informel existait entre le «roi nourricier» et ses sujets. Il devait subvenir à leur alimentation à travers une politique d’approvisionnement fondée sur un contrôle strict du commerce des grains». Et aujourd’hui? «Le pain et les boulangers sont d’abord victimes de l’hypermécanisation – symbolisée par la prolifération des fours électriques – et de l’industrialisation, complète-t-il. Le sujet du pain est beaucoup plus crucial que la plupart des gens modernes ne le pensent. Il a longtemps été le carburant de la vie dans la France et l’Europe du début de l’ère moderne».

De nouveaux «gilets jaunes» ?

Les boulangers français, nouveaux «gilets jaunes»? Toutes les conditions sont réunies. Le plus souvent, pour les artisans expérimentés, leur rémunération mensuelle se situe entre 1800 et 2500 euros par mois. La syndicalisation est faible dans la profession, très structurée localement. La colère contre les tarifs de l’électricité ressemble à celle de l’hiver 2018 contre les hausses du carburant. La désertification des zones rurales est pour les boulangers un très sérieux défi économique. À Villers-Saint-Paul, dans l’Oise, l’un d’entre eux, Julien Pedussel, a commencé cette semaine à manifester sur un rond-point et à y distribuer des viennoiseries.

«Les baguettes jaunes» ne sont pas encore sorties du four social français. Mais pour beaucoup de boulangers, le pain du début 2023 est déjà bien trop cuit.

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