Le livre à ne pas rater
Poutine a-t-il vraiment aveuglé les Européens?

Dans «Les aveuglés», la journaliste Sylvie Kaufman décrit l'engrenage de complaisance avec la Russie dans lequel la France et l'Allemagne sont, selon, elle, volontairement tombés. Aveuglement? Recherche, surtout, de leurs intérêts économiques.
Publié: 07.01.2024 à 13:54 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Cette histoire-là a déjà été écrite. Elle a même été plusieurs fois réécrite, complétée, détaillée, depuis l’assaut de l’armée russe contre l’Ukraine, le 24 février 2022. L’éditorialiste du «Monde» Sylvie Kauffmann s’est donc engagée sur une autoroute éditoriale bien encombrée, en racontant dans «Les aveuglés» (Ed. Stock), la façon dont «Berlin et Paris ont laissé la voie libre à la Russie».

J’ai, ici même, consacré une chronique au livre de son ex-collègue Marion van Reterghem «Le piège Nord Stream» (Ed. Les Arènes) dans lequel celle-ci détaille les coulisses des tractations gazières entre les Européens et Vladimir Poutine, jusqu’à l’explosion de l’un des tuyaux de ce double gazoduc, le 26 septembre 2022. 

On sait donc presque tout sur le sujet: à savoir que les intérêts économiques ont primé sur la lucidité politique, et que les dirigeants français et allemands n’ont pas compris qu’à Moscou, le pouvoir poutinien se transformait en dictature agressive, hostile aux valeurs et aux démocraties occidentales.

Dans «Les aveuglés», Sylvie Kauffmann revient sur vingt années d'erreurs stratégiques de la France et de l'Allemagne vis à vis de la Russie
Photo: Richard Werly
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Démonstration réussie

Malgré cela, «Les aveuglés» méritent d’être lu par tous ceux qui veulent comprendre comment, et pourquoi on en est arrivé là. D’abord parce que ce livre, nourri de nombreux entretiens, est très documenté, ponctuant la démonstration de dates précises et de moments bien racontés. Ensuite parce que Sylvie Kauffmann a l’intelligence de ne pas vouloir tout expliquer par l’engrenage des intérêts économiques et financiers. Elle montre bien comment, à Paris comme à Berlin, les tempéraments des dirigeants ont joué un rôle considérable.

Gerhard Schröder, l’ex-Chancelier allemand, aujourd’hui boudé par tous pour s’être compromis avec Poutine (il fut conseiller spécial du groupe Ringier, éditeur de Blick), voulait laisser à tout prix laisser sa marque dans l’histoire, convaincu que le basculement de l’Europe vers l’est était inévitable – ce en quoi il voyait juste. 

Nicolas Sarkozy, en homme toujours pressé, s’est vu lors de la guerre en Géorgie d’août 2008 comme le sauveur de l’Union européenne que son pays présidait alors. Angela Merkel a misé sur le temps long, qu’elle préfère, sans comprendre que Poutine et les siens accumulaient les succès dans le court terme. On se trompe à croire à chaque fois que l’histoire est le résultat de faits logiques. Elle est aussi le produit d’erreurs de jugement, de prudence excessive, d’empressement dévastateur.

Machiavélique Poutine

Vladimir Poutine, au fond, n’a pas été si machiavélique. Il a juste compris deux choses, que l’auteure raconte très bien. La première est que l’Europe de l’ouest, composée de vieilles démocraties, n’était pas prête au début des années 2000 à écouter les ex-pays du bloc de l’Est, tout juste libérés de la tutelle soviétique. Eux savaient, pourtant, la vraie nature de son pouvoir. La plupart de leurs dirigeants parlaient russe. Mais la France et l’Allemagne se sentaient supérieures. 

Écouter la Pologne, voire les Pays Baltes? Poutine a compris que ses adversaires les plus coriaces, tout juste entrés dans l’UE, ne seraient pas pris au sérieux. Il a donc avancé ses pions. En prenant soin de laisser croire à Paris et Berlin qu’ils avaient évidemment raison.

Le grand absent

La deuxième leçon décortiquée par ce livre est l’importance du grand absent, cette puissance que Sylvie Kauffmann effleure sans jamais la mettre au centre de son ouvrage: les États-Unis. La France et l’Allemagne ont ouvert la voie à Poutine parce que Washington le voulait bien… tout en prétendant le contraire. 

La duplicité américaine est claire. Les États-Unis veulent élargir l’OTAN le plus possible vers l’est. Ils soutiennent le président géorgien Saakachvili dans son duel militaire disproportionné avec Poutine (l’une des plus éloquentes scènes du livre raconte la présence d’un conseiller américain russophone dans le bureau de l’homme fort de Tbilissi, au cœur de la crise de 2008).

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Bref, ils brandissent le chiffon rouge face à la Russie. Mais de l’autre côté, que donnent-ils en échange aux Européens? Sont-ils militairement prêts à assumer les conséquences de leurs actes? Non. Toute l’histoire de la guerre en Ukraine se retrouve ici: Paris et Berlin n’ont pas été seulement aveuglés par eux-mêmes, ou par Poutine. Ils l’ont été aussi par Georges W. Bush, Barack Obama et le complexe militaro industriel américain qui a profité de cette montée des tensions.

Vision du monde

«Aveuglés»: le mot d’ailleurs n’est pas le meilleur pour résumer cette enquête. Dans les faits, Paris et Berlin se sont «laissés entraîner». Ils n’ont jamais eu les yeux fermés. Ils n’avaient pas de bandeau sur les yeux. On ne les a pas privés de la possibilité de voir. Ils ont sciemment cru que Poutine, leur interlocuteur, changerait progressivement à leur contact. Ils ont cru à son successeur temporaire Dimitri Medvedev, président de 2008 à 2012.

La grande erreur de la France et l’Allemagne est d’avoir cru à leur capacité de peser sur les événements et d’imposer leurs règles. Erreur. Poutine, avec son cynisme implacable et sa redoutable intelligence tactique, a juste profité d’une réalité: ces deux pays supposés être des «puissances» ont toujours été ligotés. Par leur dépendance énergétique. Par leur dépendance militaire envers l’OTAN. Et par leur incapacité à comprendre que dans la nouvelle Europe, leur vision n’était plus la bonne.


A lire: «Les aveuglés» de Sylvie Kauffmann (Ed. Stock)

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