Voyage dans l'autre France
A Saint-Etienne, le grand «gâchis» français n'est pas oublié

Saint-Etienne, une ville mythique. Une ville longtemps synonyme de fierté française. Fierté de sa manufacture d'armes. Fierté de Manufrance. Fierté de son équipe de foot. Reportage dans cette ville qui n'a rien oublié, et qui en veut à Paris de l'avoir délaissée.
Publié: 05.06.2023 à 21:42 heures
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Dernière mise à jour: 06.06.2023 à 18:47 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Cette ville-là résume la France. Vous ne la connaissez peut-être pas. Mais vous avez à coup sûr croisé son nom, ses produits, sa renommée footballistique. Saint-Etienne, en plein centre de la France, est l’éternelle rivale de Lyon.

C’est ici qu’est né le groupe alimentaire Casino, dont le siège social se trouve, ça ne s’invente pas, sur l’Esplanade de France! C’est ici que les dribbles des «Verts», cette ASSE mythique des années 1970-1980, ont enflammé le stade Geoffroy-Guichard, surnommé «Le Chaudron» par tous ceux qui s’y rendent un soir de match. C’est ici que la France fit, pendant près de deux siècles, fabriquer les fusils de ses armées et de ses chasseurs.

Un nom est encore plus emblématique: Manufrance. Son catalogue et ses centaines de pages de produits «nationaux», à l’heure où la mondialisation n’était pas entrée dans le quotidien des ménages. Saint-Etienne, c’est là que Blick a décidé de se poser courant avril, pour comprendre l’autre France: celle que l’on entend peu. Celle qui regarde Paris comme une capitale parfois voleuse de rêves et d’ambitions.

Sur les murs de la ville, les tags rageurs demeurent après les journées de manifestation et de colère contre la réforme des retraites.
Photo: Richard Werly
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Les vérins de la gare de Chateaucreux

La gare de Chateaucreux dit à la fois ce que cette France-là a dans les tripes, et ce qu’elle rêve de redevenir. Imaginez une gare montée sur vérins hydrauliques à la fin du XIXe siècle. Trois cents vérins hydrauliques réglables, adaptés aux fondations, pour stabiliser cette structure de fer habillée de briques de couleurs.

C’est la France de Gustave Eiffel. Celle des ingénieurs qui étaient alors les rois du monde. Celle de ses mines de houille qui firent de cette cité une ville-champignon, et de ses collines du Forez le «far-west industriel» de l’hexagone. Puis le passager débarqué du train, se dirigeant vers le centre-ville, bute sur le siège imposant de la métropole. Un cube. Des couleurs vives.

La volonté d’oublier le passé, à l’image de l’école de design qui, aujourd’hui, a remplacé l’ancienne manufacture nationale d’armes. «Saint-Etienne, c’est un gâchis qui garde espoir» nous explique Paul, un enseignant planté devant le nom de la ville, sur le parvis de la gare. Un gâchis? J’ai apporté, avant de débarquer en terres stéphanoises, l’essai de Nicolas Dufourcq sur la «désindustrialisation de la France» entre 1995 et 2015 (Ed. Odile Jacob).

Ici, ses pages n’apportent que des confirmations. Saint-Etienne a vu mourir ses mines, ses industries métallurgiques, ses enseignes connues dans le monde entier. Alors, parler de «grand gâchis» sonne mieux. Je vous raconterai tout cela en plusieurs épisodes. Parce que Saint-Etienne, c’est la France qui rêve de reprendre son chemin d’antan.

Une ville avec de l'espoir

Promenez-vous sur la place de l’hôtel de ville où les femmes voilées et les poussettes sont le spectacle le plus récurrent. Je n’écris pas ça pour choquer. C’est vrai. Mais c’est aussi cette nouvelle population, métissée, pas toujours bien intégrée, qui peut relancer la ville. Le taux de chômage y est de 7,6%, à peu près la moyenne française. Le prix du mètre carré y est l’un des plus bas de l’Hexagone, pour une métropole de 170'000 habitants.

Saint-Etienne n’a pas besoin d’indicateurs statistiques pour ouvrir les yeux sur son passé. Il suffit de regarder les devantures fermées de la rue Praire, entre la place Jean-Jaurès et la place Jacquard. Les frères Festy se souviennent de leur enfance ici, devant la façade de l’épicerie fine familiale Au Chinois de la rue Gambetta. C’était dans les années cinquante. La bourgeoisie locale se plaisait à consommer des produits exotiques, importés d’Asie. Au Chinois existe toujours. Nous sommes devant. Mais tout le reste a basculé, ou presque. Un seul armurier est encore ouvert, dans une rue qui en comptait jadis presque une dizaine.

Le paradis de la France à bicyclettes

Saint-Etienne était le paradis de la France à vélo, de la France qui chasse, de la France qui pêche, de la France qui se pâme devant les matchs de football. Je ne rigole pas. Une ville comme ça n’a que des drames à raconter lorsque vous prenez le temps de parler avec ses habitants.

Manufrance, l’enseigne emblématique, employait autrefois des milliers d’ouvriers dans ses entrepôts. La Manufacture d’Armes et de Cycles, son nom complet, disait le miracle industriel français. «Saint-Etienne était noire de la suie des mines. Mais elle exhalait le travail bien fait. C’était une ville de labeur. De fiers travailleurs», sourit, à 87 ans, le docteur Henri Festy.

Et puis tout est parti. Tout a été gâché. Les délocalisations ont tué cette ville qui accueillit toujours les immigrés. Vous voulez comprendre la France? Rendez-vous à Saint-Etienne. Ce qui s’y passe est à la fois le récit d’un drame et d’une possible résurrection française. Réindustrialiser, ici, aura toujours un autre sens. Car c’est de l’industrie qu’est née la ville – et jamais elle ne l’a oublié.

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