Voyage dans l'autre France
La retraite à 64 ans? À Saint-Étienne, on parle travail et (surtout) salaires

Et si l'amour du travail était stéphanois? À Saint-Étienne, cette ville qui fut un «far-west» industriel, on préfère parler boulot que retraites. Sauf que côté salaires.... Deuxième épisode de notre série dans l'autre France.
Publié: 06.06.2023 à 17:58 heures
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Dernière mise à jour: 06.06.2023 à 18:59 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Il suffit parfois d’un nom pour résumer l’histoire de France. Un nom qui, d’un seul coup, rapproche le passé, même lointain, de l’actualité et de ses convulsions. À Saint-Étienne, la brasserie Robespierre, sur la place Bellevue, fait partie de ces endroits. Robespierre, l’homme clé de la Révolution française, originaire d’Arras (Pas-de-Calais) et personnalité fétiche du leader de la gauche radicale Jean-Luc Mélenchon.

La propriétaire de ce café nous reçoit tout sourire. À en croire le nom de l’établissement, les clients attablés autour d’un verre, en ce dimanche de marché, devraient tous être des «révolutionnaires» hostiles à la réforme des retraites que des dizaines de milliers de manifestants ont encore choisi de défier ce mardi 6 juin, dans les grandes villes de France. Vraiment? Eh bien, non. Les héritiers de «Robespierre» ne pensent pas tous à la retraite. Jules est l’un d’eux. Il fut ouvrier. Il a connu le chômage. «À Sainté (ndlr: le diminutif de la ville), on préfère parler boulot que retraites, s’énerve-t-il. Enfin, c’est mon impression. Ici, le fait de pouvoir bosser n’est pas pris à la légère.»

La France ne se résume pas à des sondages

C’est une réalité que l’on oublie un peu, lorsqu’on juge de la société française à partir de Paris. La France ne se résume pas à des sondages, à des statistiques, à des rapports qui disent le malaise du pays mais oublient que sa population n’est pas toujours à l’unisson de ces tendances supposées majoritaires. Je regarde les affiches collées sur un panneau, entre deux stands du marché dominical, par les militants du parti Communiste. «Résistance»! Le mot claque comme un avertissement, tandis que les nuages descendus des monts du Forez menacent d’éclater et de nous noyer sous des trombes d’eau.

Saint-Etienne, 171'000 habitants, préfecture de la Loire et éternelle rivale de Lyon, se trouve à environ 200 kilomètres de la frontière suisse.
Photo: Richard Werly
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Le ciel est souvent bas à Saint-Étienne, cuvette oblige. Jadis, la ville était d’autant plus noire – certains disent même sinistre – que les mines des environs déversaient leurs déchets dans l’air. Les Stéphanois ne parlent pas de «terrils» pour désigner les montagnes de houille sortie de la terre. Ils parlent de «crassiers». Cette crasse noire était, jadis, le quotidien de la ville où l’industrie locale fut aussi celle du textile, des rideaux, de la rubanerie.

Mais revenons aux 64 ans, ce nouvel âge légal du départ à la retraite en France, aujourd’hui quasi assuré d’entrer en vigueur dès septembre puisque les premiers décrets d’application viennent d’être publiés. Scandale? Crime social comme le scandent les manifestants? Au Robespierre, Paul, un voisin de table de notre interlocuteur, s’est brutalement levé. Il a 68 ans, le dos voûté, la tignasse grise et les mains encombrées par les tickets de son tiercé. La retraite? Les 62 ans qui appartiennent désormais au passé? «On en parle beaucoup trop. On ne reconstruira pas ce pays si l’on n’a pas envie de travailler», lâche-t-il à l’intention de ses comparses d’apéro.

Le débat est lancé. Travail ou retraites: à Saint-Étienne, où des milliers de personnes se sont jointes à chaque fois aux journées d’action à l’appel des syndicats, pas question d’opposer l’un à l’autre.

Les larmes des armes

La préfecture du Département de la Loire aime l’industrie et le travail bien fait. «Bien faire et le faire savoir» était d’ailleurs la devise du fondateur de Manufrance, Étienne Mimard. L’histoire de la ville parle pour elle. Elle pleure ses armuriers dont un atelier est reconstitué dans les moindres détails au Musée d’Art et d’Industrie, entre des centaines de fusils exposés dans des vitrines. Des limes et des forges à côté des fusils-mitrailleurs FAMAS (Fusil d’assaut de la Manufacture de Saint-Étienne) qui équipèrent longtemps l’armée française.

Quelques rues plus loin, Samira répond à mes questions en attendant le tramway, rue Gambetta. Dans sa poussette, deux jeunes enfants. Des jumeaux. La jeune mère d’une trentaine d’années, d’origine marocaine, est voilée. Arrivée à l’âge de 4 ans à «Sainté», elle a grandi ici. Elle a manifesté trois fois contre la réforme des retraites. Mais elle ne croit pas aux syndicats qui, pourtant, ont profité de cette bataille sociale pour se refaire une santé, coté adhésions et cotisations.

Samira est secrétaire chez un notaire. Elle me dit gagner le SMIC, le salaire minimum, soit environ 1400 euros nets par mois. Son mari n’est pas français. Il est turc. Au chômage. Je sens bien que mes demandes l’embêtent. Mais elle répond quand même: «Ici, on est des prolos. C’est comme ça que les Lyonnais nous voient. Eux, ce sont des bourgeois. Nous, dans le passé, on avait le tissu et les rubans. Eux, c’était la soie.» Alors, 64 ou 62 ans? «Franchement, si mon patron me promettait une augmentation de salaire, je ne me poserais pas la question de l’âge. La question qui m’importe dans cette réforme, c’est qu’est-ce qui j’y gagne, moi. Pourquoi j’accepterais de partir en retraite deux ans plus tard alors que j’en vois plein qui ne bossent pas autour de moi?»

Parlez-vous «gaga» ?

J’ai noté l’accent. Il burine les mots. Il dissipe les origines. Il agrège. Il rassemble. Les Stéphanois parlent «gaga». Ils parlaient même, autrefois, cette langue franco-provençale qui unissait cette région à la Suisse, jusqu’au Val d'Aoste.

Mais je reviens aux 64 ans. Pourquoi être en colère alors que des millions d’Européens partent à la retraite bien plus tard que les Français? «C’est le donnant-donnant qui manque», ponctue Samira. «On veut travailler. Mais pas pour n’importe quel job. Ces manifs, c’est à la fois pour dire non à la réforme des retraites et non aux jobs pourris. Car l’un et l’autre sont liés», complète un jeune client du Robespierre. L’avocat révolutionnaire fit, en avril 1794, monter son compagnon Danton sur l’échafaud. Son surnom était «l'Incorruptible». Sa formule favorite? «Rien n’est juste que ce qui est honnête. Rien n’est utile que ce qui est juste.»

Honnête. Utile. Juste. Il suffit de parler aux gens, ici, dans cette ville au riche passé industriel, pour comprendre que beaucoup ne sont pas convaincus de retrouver ces termes dans la réforme controversée.

L’identité ouvrière

Je lis la brochure «Parcours Saint-Étienne», distribuée aux touristes sur le site de l’ex-Manufacture des Armes, transformée en Cité du design. L’introduction est éloquente: «Durant le XIXe siècle, la manufacture d’armes représentait une charnière au niveau de l’identité ouvrière. La mutation sociale était en marche. La classe ouvrière se constituait. L’élan de modernisation influençait tout le tissu économique.»

Quel contraste! Plus personne ici n’attend une quelconque «mutation». Au marché de Bellevue, chacun parle de son expérience. Un couple d’enseignants fait face à une levée de boucliers contre les fonctionnaires, «bien plus protégés que le reste des salariés français». La bataille des retraites est clairement passée. La bataille du plein-emploi qu’affirme mener Emmanuel Macron n’enthousiasme personne.

«Il faut voir dans le refus de la réforme plusieurs choses, concède l’un des administrateurs de la Cité, rencontré au sortir de l’exposition 'Bicyclette(s)'. La première, c’est le refus de ce qui tombe d’en haut, de Paris, du pouvoir qui prétend tout savoir. La seconde, c’est la colère devant les inégalités face au travail. On ne se sent plus maître de sa vie.»

En janvier 1900, le tribun Jean Jaurès vint à Saint-Étienne soutenir les mineurs en grève. Il reste sa statue, à côté de la cathédrale Saint-Charles. Sur le socle de marbre, une citation tirée d’un de ses discours: «Il n’y a pas d’idéal plus noble que celui d’une société où le travail sera souverain.»


À lire demain notre Épisode 3: À Saint-Etienne, la politique peut (presque) tuer

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