Enseignement et racisme
Pap Ndiaye, l'historien-ministre français et les démons de la colonisation

Est-il un nouveau Léopold Sédar Senghor, chantre africain de la République, ou un complice de «l'islamo-gauchisme» dans les universités françaises? Pap Ndiaye, nouveau ministre français de l'éducation, est vivement attaqué. Alors qu'il veut regarder la France en face.
Publié: 21.05.2022 à 11:29 heures
|
Dernière mise à jour: 21.05.2022 à 14:42 heures
Blick_Richard_Werly.png
Richard WerlyJournaliste Blick

Pap Ndiaye a sans doute lu le récit de la vie de Léopold Sédar Senghor (Ed. Perrin) tout juste récompensé par le prix Goncourt de la biographie. Impossible, pour cet historien de 56 ans qui vient d’être nommé ministre français de l’éducation nationale par Emmanuel Macron, de ne pas se référer au grand intellectuel sénégalais décédé en décembre 2001, qui fut un apôtre de la République sous l’époque coloniale, puis président de son pays devenu indépendant, et membre de l’Académie Française.

Le fantôme de Senghor

D’un côté, le fantôme littéraire et historique de Senghor, pur produit de la République et «frère» d’études du futur président français Georges Pompidou à l’Ecole Normale supérieure dans les années 1930. De l’autre, l’ombre des revendications raciales et de la lutte des Noirs américains, que Pap Ndiaye, normalien lui aussi, a étudié aux Etats-Unis. L’historien noir d’origine sénégalaise est désormais le «patron» des 900’000 enseignants français.

Le voici donc à la tête du «mammouth» de l’éducation nationale française, considérée comme impossible à réformer et dominée par les syndicats, au sein de laquelle de très nombreux profs souffrent d’être mal payés (trois mille francs mensuels en fin de carrière) et mal considérés.

Pap Ndiaye devra rapidement clarifier ses positions.
Photo: DUKAS

Luttes politiques

Né dans la banlieue parisienne en 1965, pur produit de la méritocratie républicaine comme il l’a indiqué vendredi 20 mai lors de sa prise de fonctions, cet universitaire au visage poupin se retrouve en première ligne pour démontrer que la devise «Liberté-Egalité-Fraternité» veut encore dire quelque chose pour des millions d’enfants scolarisés et d’étudiants.

Tout en ouvrant les yeux sur le monde d’aujourd’hui où les bancs des écoles et des facultés sont, en France comme en Suisse, le théâtre de luttes politiques sans merci menées par les minorités au nom de leur défense. Avec en arrière plan, l’horreur du meurtre de l’enseignant Samuel Paty, tué en octobre 2020 par un jeune Tchétchène après avoir été désigné à tort par des parents d’élèves islamistes.

Terrible accusation

L’accusation est terrible. Dans la France laïque où le procès des attentats parisiens de novembre 2015 se poursuit jusqu’en juin, Pap Ndiaye est accusé, au nom de ses études sur le fait colonial et les luttes raciales, d’être complice de «l’islamo-gauchisme», ce courant qui voit certains intellectuels de la gauche radicale faire cause commune avec les islamistes pour noyauter l’université française et y installer leurs sympathisants.

Il est aussi accusé par la droite d’affronter une terrible réalité non dite de la société française de 2022: l’héritage de la colonisation et de l’oppression des Noirs héritée de l’esclavage, lui qui a écrit un livre de référence sur les manœuvres guerrières du géant chimique américain «Dupont de Nemours» (Nylon and bombs, Dupont and the march of modern America).

Un coup pour Macron

Imaginez: un ministre de l’éducation nationale, héritier direct du grand républicain colonialiste Jules Ferry (1832-1893), qui s’inspire des luttes menées aux Etats-Unis pour les droits civiques, familier des thèses «woke», qui désigne l’éveil et la lutte contre les discriminations en tout genre! Léopold Sédar Senghor peut se retourner dans sa tombe. Quel modèle va donc suivre ce ministre sans expérience politique, avec lequel Emmanuel Macron — dont l’épouse Brigitte fut enseignante — a choisi de marquer un gros coup? Aux antipodes de son très laïc et intransigeant prédécesseur Jean-Michel Blanquer!

Intellectuel les yeux ouverts

La vérité est que cet historien ministre, auteur de «La condition noire» (Gallimard) a parfaitement joué, jusque-là, son rôle d’intellectuel, les yeux ouverts sur les démons de la colonisation et de l’oppression des Noirs dans les sociétés occidentales. Certes, il coche toutes les cases comme porte-parole des minorités. Certes, il a cosigné des rapports controversés sur le manque de diversité ethnique dans des institutions comme l’opéra de Paris. Certes, il a participé à des réunions «décoloniales» où les Blancs furent priés de se montrer discrets.

Mais l’accuser déjà de compromissions sur la laïcité à l’école, et le pointer du doigt comme instrument d’une possible «racialisation» de l’éducation nationale n’a pas de sens. «Je dis qu’il n’est pas de paix armée, de paix sous l’oppression. De fraternité sans égalité» plaidait Léopold Sédar Senghor, qui fut un grand Sénégalais et un grand Français, défenseur farouche de la langue de Molière, «ces grandes orgues qui se prêtent à tous les timbres, à tous les effets, des douceurs les plus suaves aux fulgurances de l’orage».

Un symbole républicain

Pap Ndiaye a tout, en 2022, pour être un symbole républicain français. Ce qui l’obligera à clarifier de suite ses positions, notamment sur l’entrisme avéré d’organisations islamistes dans l’université et sur le «wokisme» qui travestit le débat sur les valeurs démocratiques, voire finit par l’interdire.

Ne voir un lui qu’un «coup politique» d’Emmanuel Macron, alors que l’éducation nationale française n’en peut plus de réformes successives peu compréhensibles, est beaucoup trop réducteur. Les démons de la colonisation sont une réalité historique. L’historien, qui a osé les aborder et les mettre sur la table, doit maintenant prouver qu’il est capable de ne pas en être l’otage, au nom de tous les écoliers et étudiants français. Et au nom de la liberté de penser.

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la