L'économiste Philippe Chalmin
«Je ne crois pas au scénario du chaos alimentaire mondial»

L'économiste français Philippe Chalmin a coordonné le rapport annuel Cyclope sur les matières premières tout juste publié en Français et en anglais. Pour lui, l'année 2022-2023 sera bien celle de tous les dangers pour l'économie mondiale.
Publié: 10.06.2022 à 19:43 heures
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Dernière mise à jour: 17.06.2022 à 16:53 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

C’est le rapport qu’il ne faut pas manquer. Présentée le 8 juin à Paris pour son édition française, mais aussi disponible en anglais, l’édition 2022 de «Cyclope», l’observatoire annuel des matières premières et du commerce mondial, est le baromètre qui permet de mieux comprendre les convulsions économiques engendrées par la guerre en Ukraine.

Coïncidence: la publication de ce rapport est intervenue en même temps que l’annonce par la Banque centrale européenne d’un relèvement des taux d’intérêt en juillet, pour la première fois depuis dix ans. Explications inquiètes de Philippe Chalmin, professeur à l’université de Paris-Dauphine, coordinateur de «Cyclope» et intervenant régulier à Genève, où ses déjeuners-débats au cercle de la Terrasse sont très suivis.

Blick: L’inflation est présente, à des degrés divers, dans tous les pays européens (2,1% en Suisse pour 2022, selon les estimations de la Banque nationale). Elle est plus dangereuse pour nos économies que la crise des matières premières?

Philippe Chalmin: Oui, nous traversons une année difficile qui risque de se poursuivre en 2023. La période est très tendue. L’inflation n’est pas maîtrisée. Il ne s’agit pas seulement, comme on le dit parfois, d’une inflation liée aux prix de l’énergie ou de l’alimentation. Tout augmente. L’indice des prix industriels européens a grimpé de prés de 30% en 2022. Je suis relativement pessimiste. Nous faisons face à des chocs multiples et nous ne savons pas si nous saurons les encaisser.

Photo: DUKAS

Vous parlez de chocs multiples. Lesquels?

D’abord le choc logistique qui va perdurer et impacte toute la chaîne d’approvisionnement mondiale. Le transport maritime par containers atteint des niveaux de prix historiquement haut et je ne le vois pas baisser d’ici douze à vingt-quatre mois. S’y ajoute le choc énergétique qui résulte évidemment de la guerre en Ukraine. Les sanctions européennes, qui visent à en finir avec notre dépendance vis-à-vis des hydrocarbures importés de Russie, jouent un rôle dans cette flambée des prix. D’autant que tous les experts le savent. Les Européens peuvent se passer du pétrole russe, même si des pénuries commencent à apparaître pour certains produits raffinés que nous avions délocalisés dans ce pays. Mais se passer du gaz russe est impossible pour une bonne partie du continent.

C’est donc un fait: avec cette guerre en Ukraine, la Russie prend l’Europe en otage sur le plan économique?

Sur la Russie et ses relations économiques avec l’Europe, le moment est venu de sortir un carton orange. Attention danger! Oui, les sanctions peuvent mettre l’économie russe à genoux. Mais on ne peut pas oublier le prix à payer. Il y a, hors le secteur de l’énergie, d’autres tensions problématiques, par exemple pour l’approvisionnement en titane russe, indispensable pour l’industrie aéronautique, pour le nickel ou pour l’aluminium. Nous listons, dans l’édition 2022 de «Cyclope», ces vulnérabilités européennes. Elles sont réelles. Si vous ajoutez à cela d’autres situations de tension comme celles que l’on connaît pour le lithium, indispensable à la production des batteries électriques, les risques sont importants. Je nuance toutefois ce constat alarmiste: le gros des hausses de tarifs des matières premières me semble être derrière nous. À condition que le conflit Ukrainien ne déborde pas.

Vous ne citez pas l’agriculture et les importations de céréales?

Les organisations internationales humanitaires et les médias tirent le signal d’alarme en matière de crise alimentaire. Mais il faut relativiser. La production mondiale de céréales en 2022, sauf accident climatique de dernière minute, atteindra un niveau record. Des pays par ailleurs très dépendants des importations de céréales comme l’Algérie, exportatrice de gaz, ont les moyens de faire face à l’augmentation des prix compte tenu de la hausse des prix de l’énergie. Je ne crois pas au scénario du chaos alimentaire mondial. Par contre, le défi adressé à l’Union européenne par la guerre en Ukraine est clair: il est temps, pour les 27 pays membres de l’UE, de repenser d’urgence leur politique agricole. La souveraineté alimentaire doit redevenir l’objectif numéro un.

Ce qui veut dire recommencer à produire plus?

Évidemment. La stratégie européenne «De la ferme à la fourchette» est une stratégie suicidaire dans le contexte actuel de la guerre en Ukraine. La première souveraineté européenne qui doit être défendue est la souveraineté alimentaire! On a idéologisé la transition écologique de l’agriculture. Cela n’est plus tenable. On ne peut pas continuer à délocaliser notre production alimentaire. Il y a urgence.

Vous diriez la même chose de la transition forcée vers les voitures électriques après la décision du parlement européen de bannir la vente des véhicules thermiques à partir de 2035?

La Chine est, de loin, de premier producteur de voitures électriques au monde. Mais l’énergie qui les fait fonctionner est produite à 69% par des centrales à charbon! On marche sur la tête. Il faut d’abord s’assurer, avant d’imposer l’électrification du parc automobile, d’un bouquet énergétique viable et réaliste pour l’Union européenne. La société du tout électrique exige d’abord de réfléchir aux conditions de production de cette électricité. C’est une évidence.

Retrouvez le rapport Cyclope 2022 ici, en français et en anglais.



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