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Emmanuel Macron et Elisabeth Borne dans le piège Uber

Le président français et sa nouvelle Première ministre sont soupçonnés d'avoir fermé les yeux sur des pratiques sociales contestables du géant Uber. Pile le jour où la gauche dépose sa première motion de censure contre le gouvernement...
Publié: 11.07.2022 à 16:49 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Uber: ces quatre lettres ne pouvaient pas plus mal tomber pour la majorité présidentielle dans le débat politique français. Et pour cause: les accusations portées contre le lobbyisme effréné de la plate-forme pour s’imposer en France au détriment des taxis sont sorties pile le jour de la première motion de censure contre le gouvernement déposée par l’opposition de gauche. Débattue à partir de 16h ce lundi 11 juillet, elle ne devrait toutefois pas entraîner la chute du cabinet nommé après les législatives du 19 juin.

Autre coïncidence: ces révélations publiées sous le titre «Uber Files» sortent le jour où près de 200 chefs d’entreprise étrangers sont réunis au Château de Versailles, dans le cadre du sommet annuel «Choose France», destiné à vanter l’attractivité de l’économie française.

Pénétrer le très régulé marché français

Selon ces «Uber Files» publiées notamment par «Le Monde», le géant anglo-saxon des voitures de transport avec chauffeur a déployé des moyens financiers et humains considérables pour pénétrer le très régulé marché français à partir de 2013-2014. Avec, pour principaux interlocuteurs successifs: l’actuel président, Emmanuel Macron, et sa nouvelle Première ministre, Élisabeth Borne. Laquelle passe ce lundi 11 juillet son baptême du feu devant l’Assemblée nationale, où une majorité absolue de 289 députés est requise pour la renverser.

Avant d'être élu président de la République en mai 2017, Emmanuel Macron a occupé le poste de ministre de l'Economie. C'est dans ce cadre qu'il est accusé par l'opposition de gauche d'avoir aidé Uber à contourner les lois sociales françaises.
Photo: keystone-sda.ch

Le premier, Emmanuel Macron, était ministre de l’Economie (août 2014-août 2016) alors qu’Uber multipliait les tentatives pour exploiter la moindre faille juridique afin de minimiser le temps de formation imposé à ses futurs chauffeurs, et d’éviter de leur accorder le statut de salarié. La seconde, Élisabeth Borne, a occupé le poste de ministre des Transports (2017-2019) au début du premier quinquennat Macron. Le dossier Uber figurait dès lors sur son bureau, vu le nombre de plaintes et de recours déposés par les syndicats français pour mettre fin aux pratiques d’auto-entreprenariat des chauffeurs, considérées par les taxis comme une concurrence déloyale.

Environ 20'000 chauffeurs en France

Pour Emmanuel Macron, cette accusation d’avoir facilité l’implantation controversée d’Uber, qui emploie environ 20'000 chauffeurs en France (350 millions de trajets depuis 2011), est très symbolique. D’abord parce que le président français de 44 ans a toujours revendiqué son enracinement dans l’économie numérique, résumé par sa promesse passée de transformer la France en «start-up nation». Ensuite parce que plusieurs autres affaires du même type, révélatrices de conflits d’intérêts problématiques avec des acteurs privés, ont jalonné sa campagne de 2017, puis son quinquennat.

La première concerne l’organisation d’une soirée à Las Vegas en janvier 2016, en marge du Consumer Electronics Show, pour celui qui était alors ministre de l’Economie. Soirée organisée sans appel d’offres par l’agence Business France, et dont tout démontre que les contacts avec les patrons de la Silicon Valley furent ensuite très utiles… au candidat Macron.

La seconde, très médiatisée en début d’année, concerne le recours répété au cabinet de conseil américain McKinsey pour épauler l’administration française durant la pandémie de Covid 19. Un rapport du Sénat français a pointé les manques de contrôles et le flou des missions confiées à McKinsey, dont la réputation internationale est entachée de nombreuses affaires de corruption. Pas étonnant, dans ces conditions, que les oppositions de gauche et de droite radicale accusent le chef de l’État d’avoir laissé les lobbies anglo-saxons, et d’autres lobbies plus français, manipuler dans l’ombre les politiques publiques à leur profit.

Une plate-forme née… à Paris

Le cas d’Uber est d’autant plus emblématique que la très puissante plate-forme est née… à Paris. C’est lors d’un déplacement dans la capitale française, à l’occasion d’un salon numérique, que les trois fondateurs de la firme, Garrett Camp, Travis Kalanick et Oscar Salazar, coincés par le manque de taxis disponibles, ont l’idée de lancer une application pour permettre aux piétons de se faire convoyer par des chauffeurs privés. On connaît la suite. Car en dépit de son succès social, notamment auprès de jeunes des quartiers difficiles traditionnellement exclus des emplois formels, Uber rime en France avec tricherie.

Tricherie sociale, en raison du recours à l’auto-entrepreneuriat qui oblige les conducteurs à assumer eux-mêmes leurs cotisations sociales. Tricherie fiscale, puisque l’essentiel du chiffre d’affaires réalisé en France par Uber est déclaré par une holding basée aux Pays-Bas, ce qui permet d’éluder une grande partie de l’impôt sur le revenu. Tricherie sur les prix enfin, puisqu’après une irruption tonitruante et discount sur le marché, à coups de tarifs cassés, Uber est aujourd’hui devenu aussi cher que les taxis. Lesquels doivent eux s’acquitter en France de frais bien plus importants, à commencer par l’acquisition ou la location d’une plaque professionnelle.

Efficacité «spectaculaire»

Emmanuel Macron lobbyiste? L’efficacité de celui qui était alors ministre de l’Economie semble en tout cas avérée. «En un mot: spectaculaire. […] Meeting méga top avec Emmanuel Macron ce matin. La France nous aime après tout», lâche en octobre 2014 l’un des dirigeants de la plate-forme, Mark MacGann, après avoir rencontré l’actuel locataire de l’Elysée. On se souvient aussi, dans un tout autre domaine, que l’ex-ministre de l’écologie Nicolas Hulot avait démissionné avec fracas, fin août 2018, pour avoir retrouvé dans le bureau présidentiel des émissaires des chasseurs, avec lesquels il était en conflit. L’inspecteur des finances Macron, pourtant pur produit de la haute administration (dont il a démissionné lorsqu’il est entré en politique), défend-il trop le secteur privé dans un pays corseté par les règles, les lois et les taxes? «Son problème est qu’il a voulu court-circuiter et faire systématiquement du neuf. Il raisonne à court terme. Il défend la disruption à tout prix, sans réaliser la casse sociale qu’elle entraîne», confesse un haut fonctionnaire familier des manœuvres élyséennes.

Le cas d’Élisabeth Borne, autrefois proche du parti socialiste, complique encore plus la donne. Cette Première ministre sans charisme est politiquement très fragile. Sa seule chance de tenir dans la durée est de gagner en crédibilité lorsqu’elle devra négocier des réformes aussi douloureuses que la restructuration à venir de l’assurance chômage ou la réforme des régimes de retraite. Or comment être crédible auprès de partenaires sociaux s’il s’avère qu’elle est restée muette, comme ministre des Transports, sur les agissements d’Uber? Et que dire, rétrospectivement, des félicitations qu’elle adressa en 2021, comme ministre du Travail, aux chauffeurs VTC lorsqu’ils constituèrent un syndicat?

La France contre les enseignes mondialisées

Dans une France toujours prompte à s’enflammer contre les enseignes mondialisées américaines et contre les plates-formes, que le gouvernement cherche en vain à taxer depuis des années, la publication des «Uber Files» nourrit toutefois une autre interrogation. Aussi discutable soit-elle, la méthode Macron pour attirer les investisseurs internationaux n’est-elle pas la bonne au vu des résultats: 1222 implantations ou extensions annoncées en 2021, soit la 1re place du classement européen? Au vu des remous sociaux autour d’Uber, la réussite de la campagne «Choose France» apparaît en effet encore plus comme une prouesse. Et comme la preuve que le lobbyisme au plus haut niveau produit des résultats.

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