Turquie, l'autre défi (2/3)
Comment Erdogan a pris en otage la jeunesse turque

Les élections présidentielles et législatives turques de ce dimanche ne sont pas seulement un rendez-vous politique. Elles sont aussi, pour tous les jeunes de Turquie qui n'ont connu qu'Erdogan au pouvoir, un possible point de basculement.
Publié: 11.05.2023 à 21:38 heures
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Dernière mise à jour: 14.05.2023 à 22:58 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Vont-ils accepter de voir leur pays s’éloigner un peu plus de l’Europe? Que pèsent les suffrages des 16% de Turcs (sur 86 millions d’habitants) qui ont, en cette année électorale, entre 18 et 25 ans? L’élection présidentielle et le scrutin législatif de dimanche sont bien plus qu’un affrontement politique, dans ce grand pays dirigé, depuis vingt ans, par un homme fort nommé Recep Tayyip Erdogan. Car derrière le duel entre ce président autocrate de 69 ans qui règne sans partage sur son parti islamo-conservateur AKP, et l’opposition unie conduite par Kemal Kiliçdaroglu, 74 ans, se cache un tournant générationnel. Avec d’importantes conséquences pour les voisins européens de la Turquie.

Premier enjeu: le verrouillage social

Il ne s’agit pas seulement de bulletins de votes. Il s’agit aussi d’un changement d’époque. Depuis le début de la guerre en Ukraine le 24 février 2022, la Turquie de Recep Tayyip Erdogan est sur le fil du rasoir géopolitique, à la fois incontournable et en position délicate vis-à-vis de ses alliés militaires européens au sein de l’OTAN, l’alliance dominée par les États-Unis dont la Turquie fait partie depuis 1952.

Dans son excellent roman «L’alphabet du silence» (Ed. L’iconoclaste), la journaliste Delphine Minoui, basée à Istanbul depuis plusieurs années, raconte comment le régime Erdogan a mis la Turquie au pas. «Il refusait de vivre dans une bulle. Pour avoir signé une pétition de plus, une pétition de trop. La répression menée par le président Erdogan s’abattait, féroce et violente», raconte la journaliste en brossant le portrait de Göktay, professeur à l’université du Bosphore à Istanbul, adoré de ses étudiants.

Le président turc et chef du Parti de la justice et du développement (AKP), Recep Tayyip Erdogan, présente ici les jeunes candidats députés à Ankara, le 25 avril 2023.
Photo: DUKAS
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La question est simple: comment le pouvoir islamo-conservateur peut-il convaincre la jeunesse de ne pas réagir face à la montée des inégalités, la corruption endémique et la stagnation économique qui caractérisent la Turquie?

L’enjeu de la jeunesse est aussi technologique et numérique. En octobre 2022, le Parlement turc a adopté une nouvelle loi qui punit jusqu’à trois ans de prison toute divulgation «d’informations fausses ou trompeuses», ce qui lui a permis de resserrer son étreinte sur les médias, mais aussi sur toutes les plateformes où fleurit la liberté d’expression des 18-30 ans.

TikTok y applique d’ailleurs des règles différentes des autres pays de la région. Celles-ci sont plus prohibitives que les lois du pays, notamment en ce qui concerne les contenus LGBTQ. Les activités intimes (se tenir la main, se toucher, s’embrasser) entre personnes homosexuelles y sont interdites, y compris dans la retransmission des actualités ou dans les clips musicaux. TikTok prohibe aussi en Turquie les contenus liés à la «protection des droits des homosexuels (défilés, slogans, etc.)» et «la promotion de l’homosexualité». Pas sûr que ces interdits et cette censure passent bien, moins d’un an plus tard, dans le secret des isoloirs…

Deuxième enjeu: l’avenir politique de l’AKP

Six millions d’électeurs turcs se rendront pour la première fois aux urnes ce dimanche 14 mai pour élire leur président et leurs députés, soit 10 à 12% des 62 millions de Turcs enregistrés sur les listes. Ils ont fêté leurs 18 ans (l’âge de la majorité dans le pays) après les dernières élections générales de 2018. Cette génération qui n’a connu qu’un seul leader à la tête du pays depuis 2002, Erdogan, d’abord comme Premier ministre puis comme président. «Imprévisible, cet électorat pourrait faire basculer des élections qui s’annoncent hautement périlleuses pour le chef de l’État – une situation inédite en vingt ans», juge l’envoyée spéciale du «Journal du dimanche».

Mais il y a un autre enjeu pour le parti au pouvoir: la relève religieuse et morale. Recep Tayyip Erdogan et son épouse voilée, Emine, parents de quatre enfants, ont toujours rêvé de façonner une génération conservatrice, islamiste et nationaliste. Or c’est l’inverse qui se produit.

À plusieurs reprises, des groupes d’étudiants ont ridiculisé sur Internet les spots de propagande de la branche jeunesse de l’AKP (Parti de la justice et du développement) autour des guerres patriotiques et des sultans ottomans. Le slogan initial d’Erdogan, en 2012, était «Nous allons former une génération pieuse». Mais la jeunesse ne l’a pas suivi, et dans les universités, le coup d’État militaire de juillet 2016 a été très suivi, compte tenu de l’attachement du corps professoral à la République laïque instaurée par Atatürk en 1923. L’entrée du voile dans l’enseignement secondaire, depuis 2014, a accru cette rébellion du corps professoral.

Résultat: deux jeunesses turques vont s’affronter dans les urnes ce dimanche. La première, dans l’intérieur du pays, est sous l’influence des «Imam Hatip», ces établissements religieux censés former les futurs imams, qui se sont multipliés sous la férule de l’AKP. En dix ans, le nombre de lycées de cette filière a fortement augmenté et celui des collèges a triplé, au point que certains parents, bien que n’étant pas musulmans sunnites, se retrouvent contraints par la carte scolaire d’y inscrire leurs enfants. Ils comptent 1,5 million d’élèves.

Deuxième frange de la jeunesse: celle des grandes villes, que le candidat de l’opposition Kemal Kiliçdaroglu fait tout pour attirer. Il leur promet que la vie changera. Il parle liberté, prospérité, écologie.

Au début mars, un sondage a tiré le signal d’alarme au sein du parti au pouvoir. Seuls 20% des 18-25 ans interrogés déclaraient être prêts à voter pour le président turc et son parti aux élections présidentielles et législatives de ce 14 mai. La prise d’otage islamo-conservatrice de la jeunesse turque va-t-elle, avec ce scrutin, commencer à prendre fin?

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