Une ethnologue suisse
«L'Occident n'a jamais compris l'Afghanistan»

Micheline Centlivres-Demont a voyagé de nombreuses fois en Afghanistan pour ses recherches d'ethnologue. Elle y a connu tous les gouvernements depuis 1962 et offre son éclairage sur la situation actuelle.
Publié: 20.08.2021 à 05:51 heures
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Dernière mise à jour: 20.08.2021 à 06:52 heures
Georg Nopper, Louise Maksimovic (traduction)

Les talibans sont de retour. Après le retrait des troupes de l’OTAN dirigées par les États-Unis, les islamistes ont repris le contrôle de l’Afghanistan en très peu de temps. Comment expliquer l’échec de l’Occident? L’ethnologue suisse Micheline Centlivres-Demont a passé la moitié de sa vie à faire des recherches dans le pays. Elle apporte son éclairage sur la situation.

Que reste-t-il de l’Afghanistan après ces 20 dernières années de guerre?
Micheline Centlivres-Demont: Le pays est désormais occupé par les talibans. Ils doivent former un gouvernement et leur retour réduit largement à néant les efforts des dernières décennies. J’espère toutefois que les progrès réalisés jusque-là, dans les domaines de l’éducation, de la santé, des routes et des infrastructures par exemple, seront maintenus et continueront.

Les talibans tentent de polir leur image et de se montrer moins radicaux. Vous y croyez?
La génération actuelle des talibans n’est pas la même que celle des années 1990 qui était précédemment au pouvoir. L’Afghanistan s’est urbanisé, les gens ont des téléphones portables et peuvent obtenir des informations sur internet. Il y a plus de gens instruits. Les talibans sont maintenant confrontés à la tâche colossale de devoir rétablir l’ordre dans le pays. Ils veulent donc améliorer leur réputation et être reconnus comme un gouvernement légitime par les pays voisins.

«Le gouvernement sur lequel l'Occident s'appuyait n'était pas crédible pour les Afghans» pour l'ethnologue Micheline Centlivres-Demont.
Photo: DAVID MARCHON
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Quelle est la situation des femmes en Afghanistan?
C’est la grande inconnue du moment. Les talibans gouvernent par de soi-disant décrets. Ceux-ci ne sont pas fondés sur une constitution et des lois. Il reste à voir comment la nouvelle génération de talibans va traiter les femmes. J’espère que le meilleur niveau d’éducation portera ses fruits.

Pourquoi l’Occident n’a-t-il jamais réussi à construire un État fonctionnel en Afghanistan?
L’Occident n’a jamais compris l’Afghanistan. Le gouvernement sur lequel l’Occident s’appuyait n’était pas crédible aux yeux des Afghans et par conséquent ils ne le respectaient pas. L’Occident a simplement versé beaucoup d’argent dans ce pays, mais n’a pas prêté attention au fait qu’il y avait une énorme corruption. Partout. Dans le gouvernement, l’administration, la police, l’armée. Dans les campagnes, dans les vallées et les villages, il y avait toujours d’autres structures de pouvoir qui fonctionnaient indépendamment.

Le pouvoir du gouvernement central n’était-il donc qu’une illusion de l’Occident?
L’Occident voulait établir un gouvernement basé sur le modèle occidental, mais cela ne correspondait pas aux réalités et aux besoins du pays.

Les talibans ont repris le contrôle du pays très vite. Pourquoi l’armée afghane n’a-t-elle pas riposté?
C’est un bon exemple de l’échec de l’Occident. D’une part, l’armée afghane était considérée comme contrôlée par des étrangers. Les talibans, quant à eux, ont émergé des structures afghanes. Les soldats de l’armée afghane ne croyaient pas eux-mêmes au gouvernement central et ne voulaient pas se battre contre leurs propres compatriotes. En outre, l’armée afghane a toujours exagéré le nombre de ses soldats opérationnels pour obtenir plus de financement de la part de l’Occident.

Après des décennies de domination étrangère, les Afghans sont-ils encore capables de gouverner?
J’ai fait d’innombrables voyages de recherche en Afghanistan avec mon mari depuis 1962 et j’y ai connu tous les gouvernements. J’y étais également pendant l’occupation soviétique, pendant le dernier règne des talibans et pendant l’occupation par l’alliance de l’OTAN dirigée par les États-Unis. Je n’ai pas encore rencontré les nouveaux talibans. La dernière fois que j’y suis allée c’était en 2015. Le fait est qu'il n’y a pas d’alternative aux talibans pour le moment. Les autres groupes ethniques ont trop peu de pouvoir. Cela vaut également pour les terroristes de l’État islamique (EI) et d’Al-Qaida, qui sont les ennemis des talibans. Il ne faut pas oublier qu’il existe de nombreux conflits entre les différents groupes ethniques. De nombreux Afghans pensent que les talibans peuvent ramener de l’ordre. C’était déjà le cas en 1996, lorsqu’ils ont pris le pouvoir aux moudjahidines. J’étais à Jalalabad à l’époque. Les Talibans étaient attendus avec impatience par les habitants de la région.

Quels souvenirs gardez-vous de l’Afghanistan et de ses habitants?
Nous avons toujours été très bien accueillis. Nous avons appris à connaître toutes les classes sociales. La plupart du temps, nous vivions dans de petits villages et nos relations avec les Afghans ont toujours été respectueuses et basées sur la confiance mutuelle.

Comment voyez-vous l’avenir? Que souhaitez-vous pour la population afghane?
Bien que les talibans soient désormais au pouvoir, j’espère que les besoins des Afghans seront mieux compris. Je suis curieuse de voir comment la situation concernant la culture de l’opium va évoluer. La dernière fois que les talibans étaient au pouvoir, ils l’ont enterrée. Depuis, ils ont malheureusement constaté que son commerce pouvait être une source de revenus pour financer leurs opérations. J’espère que les organisations non gouvernementales comme la Croix-Rouge pourront rester dans le pays, comme c’était le cas sous le dernier gouvernement taliban. Il y a encore beaucoup à faire dans les secteurs de l’éducation et de la santé.

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