Chronique de Quentin Mouron
Quand les journalistes sportifs suisses perdent le match de la dignité

Priés par un Remo Freuler de ne plus poser de questions qui dérangent lors d’une conférence de presse, les journalistes sportifs présents ont accepté ses conditions sans protester.
Publié: 16.12.2022 à 17:04 heures
Quentin Mouron

Les régimes autoritaires, c'est comme le cigare: c'est un peu écœurant, mais on y prend vite goût. Surtout quand personne n'est là pour se plaindre de l'odeur. Surtout quand personne n’est là pour aérer. Au Qatar, les joueurs de football ont rapidement pris des airs de petits monarques capricieux et puants, et tout le monde en a semblé heureux, et tout le monde a aspiré leurs miasmes méphitiques à pleins poumons: les sponsors, le public et, bien entendu, les journalistes sportifs.

On aura difficilement fait plus lâche, plus indigne, plus veule, que les journalistes sportifs durant la Coupe du Monde 2022. Si l’équipe nationale s’est inclinée contre le Portugal, la presse sportive suisse quant à elle, se sera mise à plat ventre.

Lors d’une conférence de presse donnée avant le match contre le Portugal, le joueur suisse Remo Freuler s’est agacé des questions des journalistes présents, relatifs à la tonitruante célébration du capitaine Granit Xhaka, après la victoire de son équipe contre la Serbie. Certes, il n’est pas inhabituel qu’un joueur s’agace des questions qu’on lui pose. Il n’est pas inhabituel qu’il soit de mauvaise humeur, ou qu’il fasse montre de mauvaise foi. Parfois, il met fin à l’entretien. Et il a raison!

Remo Freuler avait exigé que les journalistes cessent de poser des questions qui dérangent lors de la Coupe du monde. Ceux-ci ont accepté sans broncher.
Photo: keystone-sda.ch

Remo Freuler, l'autocrate

Mais Remo Freuler n’est pas parti. Il s’est confortablement calé sur son siège. Comme un autocrate repu au moment où, entre deux rots caverneux, il daigne rendre la justice. Sûr de lui, il s’est contenté d’indiquer la porte aux journalistes. Il a fait du chantage: «Soit je réponds à mes propres questions, soit il n’y a pas d’interviews.» Et, d’un doigt autoritaire, il leur a montré la porte. Et personne n’est sorti. Et tout le monde a accepté la sentence de l’autocrate éructant.

Et puis, l’ambiance a changé. L’équipe de Suisse s’est inclinée contre le Portugal, et la presse sportive a cessé de s’incliner devant l’équipe de Suisse. «Quelle déception! A-t-on clamé. Quelle tristesse! Quelle humiliation! Quelle trahison!» Et les spécialistes ont sorti les griffes contre les joueurs, contre l’entraîneur. Ils ont écrit des tribunes enflammées, des analyses acides – les héros d’hier se sont transformés en parias.

Alors les anecdotes familiales des joueurs n’ont plus ému personne, alors les histoires d’aigles bicéphales et d’indépendance du Kosovo ont tout à coup paru assommantes. Alors Remo Freuler n’a plus indiqué la porte aux journalistes. L’autocrate est tombé de son trône. Il a rampé dans les ruines boueuses de son ancien palais, l’air désorienté, comme étranger à lui-même et au monde, sous les injures catastrophées de la foule en délire et des professionnels du sport. Il n’a plus rendu la justice. La justice s’est exercée contre lui.

Un livre pour notre temps

Dans l’un de ses derniers chefs-d’œuvre, que l’on ne lit plus guère aujourd’hui, Anatole France raconte l’ascension foudroyante et la chute honteuse – dans le sillage de Robespierre – d’un juré populaire pendant les évènements de la Terreur. Admiré jusque dans ses emportements les plus sanglants, respecté lorsqu’il n’a qu’un mot à dire pour que s’active le bourreau, Évariste Gamelin finit par prendre lui-même la place de l’accusé.

Et ceux qui faisaient profession de le craindre se mettent alors à le honnir, à lui cracher au visage, à exiger la guillotine. «Monstre, hurlent-ils, monstre!», oubliant ainsi que hier encore ils caressaient le monstre dans le sens de ses poils drus, oubliant que hier encore ils le nourrissaient des mets les plus rares, oubliant qu’ils avaient rampé devant lui, et tremblé de lui, et plié sous sa loi.

«Les Dieux ont soif», écrit juste avant la Première Guerre Mondiale, est un livre pour notre temps, est un livre pour notre Coupe du Monde de football – qui est elle-même l’expression parachevée de notre modernité. C’est un livre que les journalistes sportifs de notre pays seraient bien inspiré de relire.

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