Jamais mieux servi que par soi-même #02
Évolution [n.f.]: transformation annuelle mais pas exceptionnelle

Dans «Jamais mieux servi que par soi-même», le journaliste Malick Reinhard déconstruit les clichés qui lui collent à la peau et pointe docilement du doigt (au figuré) la maladresse des «valides» face au handicap. Cette semaine, il questionne la notion d'évolution.
Publié: 05.06.2021 à 10:48 heures
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Dernière mise à jour: 11.08.2021 à 09:55 heures
Malick Reinhard

Aussi loin que je me souvienne, j'ai toujours adoré apprendre. Pas forcément dans une salle de classe. Pas forcément dans un amphithéâtre non plus. Pas forcément, le nez dans mes leçons, le mercredi après-midi, à la cuisine. Ou dans ma chambre – je ne voudrais vexer personne. En revanche, j'ai toujours eu cette soif de découvrir de nouvelles choses. Un moteur viscéral. Une envie indubitablement folle, en tout temps, de savoir ce qu’il se passe après.

Pourtant, quand on est atteint d'une pathologie génétique et «évolutive» comme celle qui m’accompagne, on a parfois de bonnes raisons de redouter l’après. Car, comme son nom l'indique, une maladie évolutive… évolue – désolé si vous cherchiez une revue médicale. Alors oui, de prime abord, l’évolution, c'est un mot qui semble vraiment positif.

L’évolution, c’est l’Homo erectus qui domine le feu, l’invention de l'écriture par les Sumériens, la Migros qui réinvente le thé froid, Alexia Laroche-Joubert qui nous balance Loft Story – bien avant la Tecktonik, les réseaux sociaux, le Handspinner, Magic System et Elon Musk. Un puits sans fond de progrès. Vraiment positif.

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Autonome dans la dépendance

Dans mon cas, le mot «évolution» a toujours eu une certaine notion de restrictions. Enfant, alors le nez dans les fameux devoirs du mercredi après-midi, lorsque je demandais «Maman, Papa, est-ce que j'ai évolué ?», j’espérais une négation. Parce que, quand Maman et Papa me confirmaient mon évolution, ils confirmaient, en filigrane, la perte d'une de mes capacités physiques. «Oui, ma puce. Tu as évolué».

Oui, ma puce. Tu as perdu la faculté que tu avais de manger seul, de tousser seul, de sortir seul. C'est assez absurde et ironique, mais, parce que désormais je risquais une panne de fauteuil roulant ou un besoin urgent non assouvi, à l'âge où habituellement l’on devient autonome, moi, je suis définitivement devenu entièrement dépendant de mon entourage.

Difficile, à partir de là, dans ces conditions, de savoir si l'on est véritablement devenu «un grand». Un vrai de vrai. Avec des chaussures qui clignotent quand on marche (quand on marche !), une créole à l'oreille gauche (pas à droite, «sinon t'es une fille») et un t-shirt jaune par-dessus un pull violet qui dépasse (c'est moche, mais ce sont des couleurs complémentaires).

L'année de mes six ans, par exemple, alors que mes camarades, super fiers, recevaient leur première plume, sur mon bureau, c'est un ordinateur qui m'a été prêté par Madame Hegel, la maîtresse. Parce que, depuis quelques mois, écrire au stylo plus de dix minutes était devenu un geste accablant, impossible. Quelle déchirure. Merci l’évolution, merci Charles Darwin.

On y laisserait des plumes

«Un ordi, mais c'est super», allez-vous me dire. Et pourtant, à cet âge là, il n’y a rien de plus important que d'être «comme les autres». Un ordi, certes, c'est super. Mais la première plume, attention, c'est sacré. Heureusement, mes ascendants, qui, à tort, mais c'est normal, culpabilisaient profondément de ce patrimoine génétique laissé, ont réussi à «détourner» l’usage initial de mon nouveau PC.

Renommé «l’informaticien de la maison», d'ordinaire aidé par les autres, alors âgé d’à peine plus d'un lustre, je devenais l’assistant de mes parents, professeurs et camarades dans leur découverte technologique. Autant vous dire que, au vu de leur niveau actuel, je n'ai pas été bien compétent.

Toutefois, j'appréhende dorénavant l'évolution différemment. Et, même si ce n'est pas toujours limpide comme réflexion, même s'il est nécessaire de faire un deuil parfois (souvent), à l'image du premier ordinateur, il est tout aussi important de se dire qu'une limitation peut entraîner l'intégration d'un nouvel outil de travail.

Ou de vie, d'ailleurs. Possiblement de survie (?). Ce nouvel outil redouté, il faudra l’accepter d’abord, l’apprivoiser ensuite. Mais, une fois adopté, c'est un retour à l'autonomie, certes sous de nouvelles conditions, qui se dessinera. Reste à définir c'est quoi l’autonomie. Peut-être oser, échouer, apprendre, recommencer et réussir ? Oui, très bien. Et après ?

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