Jamais mieux servi que par soi-même #18
Silence [n.m.]: …

Le journaliste Malick Reinhard déconstruit avec humour et philosophie les clichés qui lui collent à la peau et pointe docilement du doigt la maladresse des «valides» face au handicap. Il s’adresse aujourd'hui à l’infirmier qui a failli lui ôter définitivement la parole.
Publié: 09.10.2021 à 19:05 heures
Malick Reinhard

Cher infirmier des soins intensifs,

Je repense souvent à ce samedi 21 mars 2020. Ce samedi pluvieux, où vous avez manqué de peu l’occasion de me faire mourir. Une mort émotionnelle. Convaincu que vous sauriez me sauver la vie en m’infligeant ce geste invasif, vous m’auriez ôté toute raison de vivre.

En ce premier jour printanier, alors plongé dans un confinement le plus total, le monde se surprend à observer la nature reprendre ses droits. Les animaux sauvages arrivèrent dans les villes. Les fleurs avaient éclos, belles et gracieuses. Fascinantes et charmantes. Le printemps le plus total. Un véritable retour à la Vie.

Photo: Thomas Meier

Au cinquième sous-sol de l’hôpital, mon pronostic vital est engagé. Intubé depuis maintenant sept jours, je suis éveillé mais assommé. Les opioïdes et anxiolytiques que vous m’injectez dans les veines me révoltent. Privé de parole provisoirement, je n’ai pas d’autres choix que de lutter mentalement contre la perte de contrôle provoquée par ce que vous appelez un «petit truc qui calme».

Je suis ici, muet, privé de toute façon d’interagir avec mes proches (celles et ceux qui pourraient être mes interprètes). La pneumonie qui envahit mon système respiratoire me déchire à chaque inspiration, désormais ordonnée par la machine.

Très appliqué à ne pas me laisser emmener par votre «petit truc qui calme», je n’arrive même plus à me concentrer sur mon rétablissement. Pourtant, je suis convaincu d’une seule chose: si je veux sortir d’ici avec une qualité de vie semblable à celle avec laquelle je suis arrivé, je dois rester bien alerte, «10/10», comme vous dites dans le jargon médical. Sans cela, je le sais au plus profond de mes tripes, vous prendrez une décision intensiviste qui m’ôtera toute foi en la vie. Vous savez, la fameuse. Celle en cours de renaissance, là, dehors.

Dans le silence relatif des soins intensifs, entre deux «bip-bip» et trois «tut-tut», je ne vous vois pas, mais je vous entends. Vous devez être à une dizaine de mètres de mon lit, derrière le rideau. Accoudé au desk infirmier ou assis sur un siège de bureau. Je scrute toutes les conversations. Puisque, visiblement, vous souhaitez vous murer dans un mutisme censé être rassurant, je n’ai pas d’autres choix que d’écouter aux portes, pour savoir à quelle sauce je serai mangé.

Soudain, juste après le frottement des roulettes du siège de bureau sur le linoléum aseptisé (vous êtes donc assis), votre voix, qui m’est dorénavant devenue reconnaissable à votre discret accent québécois, se détache. J’entends alors votre collègue glisser à voix basse: «Mais franchement, le type a juste vingt et un ans, il est journaliste ou un truc comme ça, on ne peut pas lui poser une trachéotomie, on va lui ôter la parole, alors qu’il n’a que ça.»

Mon cœur s’emballe. Le moniteur, garde-fou de mon pronostic vital, aussi. Je vous vois alors arriver, au quart de tour mais serein. Ni une ni deux, tel un ballet-pantomime minutieusement répété, le rideau s’ouvre, et, dans une suite de gestes tout aussi théâtral, vous emmurez mon garde-fou dans le silence lui aussi. C’est donc une obsession chez vous de faire taire les voix contraires? Sans m’adresser un regard, vous refermez le rideau et, si j’en estime au bruit des roulettes sur le sol, vous vous affalez à nouveau sur votre siège de bureau.

Comme si la discussion ne s’était jamais arrêtée, et sans prendre le soin de baisser la voix (à quoi bon, finalement?), vous lancez à votre consœur: «Ouais, eh bah, tant pis pour lui, je suis ici pour sauver des vies, pas pour faire du social. Oui, il parlera très doucement, ou bien peut-être plus du tout. Non, si son accompagnant est à la cuisine et lui au salon, ils ne pourront plus communiquer. Mais tu verras que dans quelques années, quand il aura fini de geindre, il viendra me remercier».

Cette tirade, elle me glace le sang, encore aujourd’hui. Je cauchemarde, en repensant au moment où, toujours affublé d’un sourire minimal, vous êtes venu me poser un pansement à la hauteur de ma gorge. Toujours sans dire un mot et sans la moindre explication. Juste avant de me redonner le fameux «petit truc qui calme». Bizarrement, un peu plus fort que les autres, celui-ci.

Heureusement pour moi, la suite ne s’est pas passée comme prévu. Par un hasard, peut-être pas tout à fait hasardeux, meurtri par l’angoisse durant quarante-huit heures, en attendant la trachéotomie et en faisant le deuil de mon ancienne vie, mes proches ont réussi, après moult procédures bureaucratiques, à accéder au service des soins intensifs – qui ressemble somme toute à votre royaume. Conscient de mes réticences face à cette réalité (presque) muette, ma famille fit donc le nécessaire pour interdire et interrompre le processus.

Aujourd’hui, Monsieur, je vais bien. Je parle, je professe, je suis épanoui, bref, je vis. À la suite de cette mésaventure, j’ai fait écrire mes directives anticipées, une sorte de document qui aura pour but de protéger légalement mes volontés si je venais à nouveau à être intubé. Dans celui-ci, j’exhorte le personnel médical, et l’infirmier que vous êtes, à, dans le cas où une trachéotomie devrait m’être posée, me laisser me battre autrement et, si ce n’était pas possible, me laisser «partir», en me donnant un dernier «gros truc qui calme».

Alors, comme vous le vouliez, après avoir fini de geindre, je viens vous remercier. Merci d’avoir parlé si fort. Merci de m’avoir fait prendre conscience de ce que je ne voulais pas. Merci de ne pas m’avoir «sauvé la vie».

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