Chronique de Pascal Wagner-Egger
Le bullshit quantique (et le neurobullshit)

Deux fois par mois, Pascal Wagner-Egger, enseignant en Psychologie sociale à l'Université de Fribourg, nous éclaire sur les théories du complot. Il met aujourd'hui la lumière sur des phénomènes de plus en plus répandus: le bullshit quantique et le neurobullshit.
Publié: 14.02.2024 à 13:17 heures
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Dernière mise à jour: 20.02.2024 à 11:23 heures
Pascal Wagner-Egger, enseignant en Psychologie Sociale

Le physicien et vulgarisateur bien connu Julien Bobroff a ces dernières semaines dû prendre la parole publiquement pour dénoncer l’usage abusif du terme quantique, utilisé notamment dans une publicité pour une crème anti-âge «née de la science quantique», ou encore dans les élucubrations du toutologue Michel Onfray, qui convoque régulièrement la physique quantique pour en dire le plus grand n’importe quoi. Dans certaines interviews, il nous explique dans un superbe élan de délire épistémologique que pour lui, «le réchauffement climatique serait lié à une organisation du cosmos et aux multivers quantiques».

Selon l’hypothèse audacieuse des plurivers ou multivers, notre monde coexisterait avec de nombreux autres univers, qui se divisent continuellement en univers divergents, plus ou moins différents et inaccessibles entre eux. Cette idée, qui expliquerait certains paradoxes de la physique quantique et de la relativité, n’a bien évidemment aucune preuve empirique à son crédit, et penser que le réchauffement climatique n’est pas grave parce qu’il existe des univers parallèles qui ne connaissent pas un tel réchauffement relève davantage de la croyance au Père Noël, à la Terre plate ou d’un «bad trip» sous acide que d’une idée un tant soit peu sérieuse.

Des «aromathérapeutes quantiques»

Depuis quelques décennies, ce bullshit quantique fait florès auprès des pseudo-thérapeutes de tous poils, de certains coaches ou dans les milieux ésotériques, mais les inévitables réseaux sociaux ont bien évidemment rendu ce phénomène plus visible et plus partagé. Le bullshit, notion proposée par des philosophes très sérieux qu’on peut littéralement traduire par «merde de taureau» — mais en français rendu plutôt par «foutaises», «conneries» ou «boniments» — peut se définir comme une sorte d'indifférence à l'égard de la vérité, distincte du mensonge. On entend ainsi parler de formations au «saut quantique» pour nous permettre de mener la vie dont on rêve, de «thérapeutes quantiques» qui agissent par les ondes, l’information, la résonance, la lumière et les vibrations. Ces notions ont un sens bien précis en sciences, mais ils sont ici détournés à des fins de pseudo-validation scientifique.

Le président américain Joe Biden observe l'ordinateur quantique System One.
Photo: keystone-sda.ch

Sur internet, vous trouverez comme moi en quelques clics de l’«hypnose régressive quantique», des «aromathérapeutes quantiques» (dont certain·es passé·es par la fameuse école du Dr. Pénoël), des «géobiologues quantiques», etc. 

Des phénomènes étranges

Il est vrai qu’à l’échelle des particules règnent des phénomènes très étranges:

  • La non-continuité: leurs propriétés telles que leur position et vitesse ne peuvent parfois prendre que certaines valeurs bien précises, mais pas toutes. 

  • La dualité: la lumière est composée de particules, les photons, mais est également une onde.

  • La superposition des états: comme un électron agit à la fois comme une onde et une particule, il peut être présent simultanément à différents endroits et se déplacer à différentes vitesses tant qu’il n’est pas mesuré.

  • L’influence de l’observation: quand on fait une mesure, l’électron n’est plus superposé, mais bien à un seul endroit, ou avec une unique vitesse.

  • L’indétermination: il est impossible de mesurer simultanément et précisément deux grandeurs d’une particule, et si on en mesure une, on ne peut mesurer l’autre que de façon probabiliste.

  • L’intrication: la superposition appliquée à deux particules fait qu’elles deviennent liées quelle que soit la distance qui les sépare: la mesure de la position d’un électron en Suisse peut avoir un résultat corrélé à la mesure d’un électron en France, sans qu’aucune information n’ait eu le temps de passer entre les deux.

  • Et finalement, le fait que la cause ne précède pas l’effet: lorsque deux événements se produisent dans le monde quantique, l’ordre temporel entre ces événements est parfois indéfini.

Justifier la pseudoscience... par la science

Ces phénomènes formidablement contre-intuitifs, voire un peu magiques, vont bien évidemment attirer les pseudoscientifiques comme des insectes autour d’un lampadaire la nuit, croyant y voir une confirmation de leurs croyances abracadabrantes (télépathie, précognition, télékinésie, dualité corps-esprit, etc.). En pensant corroborer l’existence de leurs phénomènes préférés sans aucune autre preuve que l’analogie avec la physique quantique, elles et ils oublient bien évidemment que celle-ci n’a accepté la réalité de ces phénomènes que sous la contrainte des données et des expériences répétées, ayant dû surmonter des oppositions rationnelles célèbres, comme celles d’Einstein lui-même! Ils oublient également de façon tout aussi problématique que ces phénomènes effectivement curieux, voire scandaleux pour notre intuition sensible du monde, n’agissent plus à notre échelle macroscopique, ce que les physicien·nes appellent décohérence quantique.

Julien Bobroff rappelle dans une interview au magazine Marianne qu’à l’argument que les humains sont constitués d’atomes, il faut ajouter le fait que quand on réunit un grand nombre d’atomes, les effets quantiques vont diminuant, et n’auront plus d’effet à l’échelle humaine – l’être humain étant composé de 10 puissance 23, soit 1 suivi de 23 zéros, atomes. Cela n’empêche évidemment pas les bonimenteuses et bonimenteurs professionnel·les d’invoquer ces phénomènes pour tenter de rendre scientifiques leurs hypothèses farfelues – notez l’ironique double irrationalité de croire à de la pseudoscience, et d’essayer frauduleusement de la valider au moyen de la science. C’est d’ailleurs le signe d’une victoire épistémologique de la science, puisque les charlatans du passé n’avaient cure de tenter de donner une assise scientifique à leurs boniments, tout comme il a été relevé que la pandémie de COVID-19 a été la première pandémie de l’histoire de l’humanité durant laquelle l’Eglise catholique a recommandé à ses fidèles de suivre les avis des scientifiques pour se soigner (et donc ne pas s’en remettre à la seule prière).

Le neurobullshit, la nouvelle technique des charlatans

Bobroff rappelle d’autre part que le même genre de bullshit était apparu à l’époque des ondes radio, qui avaient également une dimension mystérieuse et un peu magique aux yeux d’un public impressionnable, et qui ont enfanté une panoplie de gadgets supposés fonctionner sur le principe des ondes radios et censés guérir d’innombrables pathologies – en engraissant bien sûr quelques charlatans au passage. J’ai moi-même assisté il y a environ 20 ans à une vente de matelas entourés de bandelettes magnétiques qui, par leur rayonnement (et leur prix exorbitant de plusieurs milliers de francs) protégeaient les humains-pigeons des… rayonnements magnétiques (des ondes téléphoniques).

Relevons au passage qu’une autre forme de bullshit à la mode, appréciée des charlatans comme Idriss Aberkane ou Jean-Dominique Michel dont je parlais dans une chronique précédente, est le neurobullshit: mettre du «neuro» devant n’importe quel mot savant va instantanément le rendre en apparence plus scientifique, et donc plus intéressant et pertinent, parce qu’effectivement tout concept du langage passe par notre cerveau. Aussi Idriss Aberkane va passionner les foules en étalant son expertise – validée par des thèses bullshit, – en neurodroits, neurochronologie, neuro-infirmité, neuro-inspiration, neurocybernétique, neuronaissance, neurofascisme, ou neurophénoménologie (liste non exhaustive), tandis que Jean-Dominique Michel, qui n’est bien sûr ni théologien ni neurologue, va nous proposer sur son site de lucratives formations à la neurospiritualité ou la neurosagesse.

Dans ma prochaine chronique, j’aborderai un bullshit plus ancien, plus discret mais tout aussi intéressant, qui tente de convoquer un soi-disant «changement de paradigme» dans les sciences en partie d’ailleurs depuis les résultats étonnants de la physique quantique, le bullshit holistique.

P.S.: Je me dois de préciser ici que je ne fais pas une fixation particulière sur Jean-Dominique Michel comme il l’a récemment affirmé, du moins de loin pas aussi prononcée que ses propres lubies quasi quotidiennes depuis deux ans, consistant à dénoncer sur internet tous les complots imaginaires qu’il croit avoir dévoilés; je parle parfois de lui et Idriss Aberkane comme de n’importe quels gourous de sectes qui ont réussi, suivis par des dizaines de milliers de personnes sur les réseaux sociaux, et qui vont forcément attirer l’attention justifiée et la dénonciation des gens critiques de toute emprise à tendance sectaire.

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