Myret Zaki
Ce que nous coûte un monde en crise permanente

Affronter la Russie et la Chine a un coût pour les populations occidentales: une instabilité chronique et des crises multiples. Doit-on sacrifier la paix pour garder notre hégémonie?
Publié: 15.08.2022 à 12:17 heures
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Dernière mise à jour: 15.08.2022 à 17:01 heures
Myret Zaki

L’avez-vous constaté? Depuis le début du millénaire, notre monde vit dans un état de crise permanent. Une série de chocs se suivent en continu, et parfois se chevauchent. La crise devient la norme, la stabilité devient l’exception. Certes, le début du siècle passé a connu les 2 grandes guerres et rien ne saurait s’y mesurer. Mais ce qu’on vit aujourd’hui est un autre type de souffrance; ce sont des chocs successifs, qui ne laissent quasiment pas de répit ni d’apaisement, et qui s’intensifient même depuis 2008.

En 2000 survient le krach des valeurs technologiques à Wall Street. En 2001, le monde encaisse le choc du 11-Septembre, suivi de l’invasion de l’Irak en 2003. Puis c’est la guerre contre le terrorisme menée par les Etats-Unis, qui soutiennent en même temps les révolutions colorées à l’Est (Géorgie en 2003, Ukraine en 2004, Kirghizistan en 2005). En 2007-2008, la crise des subprimes part des Etats-Unis et déstabilise le monde entier. Elle est suivie de la crise grecque et de l’euro entre 2010 et 2012. En 2011 les Etats-Unis bombardent la Libye, et en 2012 éclate la guerre en Syrie, entraînant un afflux de réfugiés en Europe.

Au même moment est créé l’Etat islamique. Une série d’attentats terroristes frappe le sol français (Charlie Hebdo, Bataclan) entre 2012 et 2016. En 2013 l’Ukraine (alors pro-russe) refuse de signer un accord d’association avec l’UE, lui préférant la Russie. De violentes manifestations pro-européennes éclatent (Euromaïdan), le président pro-russe est renversé en faveur d’un pro-européen. En 2014 éclate la guerre des pro-russes du Donbass et la Russie annexe la Crimée. En 2016 la globalisation subit un coup d’arrêt: les Britanniques votent le Brexit, tronquant l’UE d’un membre historique, et Donald Trump est élu à Washington. Son mandat culminera avec l’assaut du Capitole. Dès 2018 apparaît le mouvement des Gilets Jaunes en France. La pandémie de Covid éclate en 2020 et paralyse le monde, la variole du singe lui emboîte le pas. Tandis que le monde récupère à peine en 2022, que les chaînes d’approvisionnement sont encore perturbées et que les prix flambent, c’est l’alerte maximale: la guerre russo-ukrainienne éclate en février, mobilisant tout le monde occidental et provoquant un afflux de réfugiés ukrainiens.

Joe Biden et Xi Jinping (ici en décembre 2013): les dirigeants des Etats-Unis et de la Chine sont engagés dans un bras de fer à distance.
Photo: KEYSTONE

Cette guerre est en train de refaçonner l’ordre mondial, dans un sens qui n’a pas été voulu par l’Occident. Elle bouleverse au passage la notion de neutralité de la Suisse. Le monde se polarise, les camps se figent, l’Occident se retrouve relativement seul à sanctionner la Russie, les anciens équilibres volent en éclats. Cette guerre affecte l’utilisation du dollar américain comme monnaie de référence globale, les sanctions forçant la Russie à commercer dans d’autres monnaies que le dollar avec la Chine, l’Inde et d’autres économies du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Asie. Petit à petit, le billet vert se découple du commerce des matières premières, sur lequel il avait un monopole quasi absolu depuis les années 1970.

Au plan énergétique, les sanctions se retournent en partie contre l’Occident, forcé d’en payer le prix: flambée des prix prolongée et poursuite des problèmes d’approvisionnement affectent les pays riches, dans un monde où les ressources sont en réalité abondantes. La guerre est payée par les populations. En Suisse, des pénuries d’électricité s’annoncent pour cet hiver. Chaque jour, l’inflation grignote les ressources des salariés et des épargnants helvétiques, européens et américains. Et déjà, une prochaine crise s’annonce, cette fois entre les Etats-Unis et la Chine, autour de Taïwan. Ses conséquences sont potentiellement plus graves encore.

On le voit clairement, les crises sont devenues la norme. Chacune de ces crises, nous les avons vécues d’assez près depuis ce coin d’Europe. Qu’elles soient financières, sanitaires ou géopolitiques, nous en avons ressenti les effets adverses à un niveau ou un autre. A chaque fois on a cru avoir vu le pire pour ce siècle. Mais des chocs plus grands ont suivi. Ces états de crise ne sont pas faits pour être permanents, et pourtant ils le sont. Etalé sur la longue durée, leur coût prélevé sur la qualité de vie, la prospérité et la santé des entrepreneurs, des travailleurs, des parents, des étudiants, des retraités, en termes d’insécurité, de pertes économiques, d’instabilité, montrent que la promesse des démocraties, qui n’est valable qu’en temps de paix, n’est en réalité que très rarement tenue.

La paix est en effet le plus gros facteur de richesse pour le plus grand nombre. Mais le monde est devenu plus violent, et c’est une «taxe» quotidienne que nous payons. Si l’on en croit le «Global Peace Index», depuis 2008, le monde connaît davantage de manifestations violentes, une intensification des conflits au Moyen-Orient, en Afrique et en Eurasie, un nombre accru de réfugiés, une hausse des tensions régionales en Europe et au Nord-est de l’Asie, en plus des impacts liés au Covid 19.

Depuis 1980, les dépenses militaires mondiales ont doublé pour atteindre 2000 milliards de dollars aujourd’hui. Ce seul chiffre parle pour tous les autres. Sur l’année 2021, on a observé une hausse des dépenses militaires de 19% sur 1 an, soit de 7700 milliards de dollars, tirée par la Chine, les Etats-Unis et l’Iran, d’après le rapport. En 2021, le coût des conflits armés sur l’économie globale a augmenté de 27% pour atteindre 560 milliards de dollars, soit 11% du PIB mondial. Et cela était avant l’offensive russe en Ukraine. A partir de 2022, les dépenses militaires des pays de l’OTAN vont augmenter d’au moins 7% d’ici 2024, prévoit le rapport.

Aux sources de cette instabilité chronique: un basculement géopolitique. L’ordre d’après-guerre arrive à sa fin. C’est une sorte de mouvement de plaques tectoniques. Le centre de gravité du monde s’éloigne de l’Occident, il se déplace vers l’Asie, et cela provoque des tremblements de terre. En d’autres termes, cela engendre des guerres incessantes, des politiques d’ingérence, un déchaînement des activités d’espionnage, une arsenalisation accrue. Des crises financières aussi, conséquence des excès d’une dérégulation compétitive débridée. Quant à la crise sanitaire sans précédent qu’a constitué le Covid, nous manquons d’informations sur les origines du virus à ce jour pour pouvoir remonter le fil des responsabilités. Ceci, en raison du silence coupable des Américains et des Chinois, qui a prétérité l’enquête sur le possible accident qui aurait pu faire échapper un virus rendu plus contagieux par des recherches en laboratoire chinoises, financées par les Etats-Unis. Impossible donc d’en mesurer les dimensions géopolitiques à ce stade.

Mais ce qui est certain, est que la crise du Covid-19 a révélé les vulnérabilités de nos systèmes de santé, et la dépendance occidentale envers l’Asie pour les équipements de première nécessité. Par la même occasion, on a pris conscience que nous ne contrôlions plus des savoir-faire technologiques de pointe, qui sont désormais en Asie. Lorsqu’on a trop longtemps sous-traité la production de puces électroniques, on ne peut pas la maîtriser du jour au lendemain. Se réindustrialiser est plus compliqué que prévu, et il faut mettre la formation à niveau dans les domaines de pointe comme la microélectronique, que l’on avait confiée à Taïwan.

Ce sentiment de vulnérabilité accroît les tensions, et l’instabilité actuelle ne peut être dissociée de ce duel qui se joue entre les grandes puissances pour la suprématie technologique et militaire future.

Dans un tel monde où les puissances intensifient leur bras de fer, il n’y a plus de place pour des pays neutres, comme la Suisse a pu l’être durant le siècle passé. La Suisse a dû, elle aussi, choisir son camp. Car il y a deux camps distincts aujourd’hui: celui de l’hégémonie en déclin, à savoir le camp de l’Ouest, centré sur la suprématie des Etats-Unis et les valeurs occidentales, et celui de l’Est, qui est le camp d’un ordre multipolaire, centré autour de plusieurs puissances et non plus d’une seule, et de nombreux systèmes de valeurs, et non pas d’un seul. Cela fait des années que ce nouvel ordre multipolaire émerge lentement, sous l’impulsion de la Chine. Il n’est plus occidentalo-centré; c’est pourquoi les Etats-Unis le combattront jusqu’au bout.

L’ancien équilibre d’après-guerre offrait, il est vrai, une certaine stabilité, tant que l’hégémonie américaine restait imbattable. La plupart des pays avaient intérêt à collaborer avec le plus fort et privilégiaient logiquement leur alliance avec l’Oncle Sam. Mais cet équilibre est à présent rompu. Les sanctions américaines contre la Russie n'ont pas été suivies en dehors des pays occidentaux. Washington ne parvient plus à convaincre, car à présent l’intérêt de nombreux pays, comme l’Inde, la Turquie, le Brésil, l’Afrique du Sud ou l’Arabie saoudite, est de collaborer avec les Etats-Unis, mais aussi avec la Russie et surtout avec la Chine. Ils n’ont pas à cœur d’entrer en guerre ou d’édicter des sanctions, mais préfèrent commercer avec tous. Ils ne souscrivent pas aux mêmes valeurs que l’Occident, et ne souhaitent pas se sacrifier pour ces valeurs.

Ce nouvel équilibre multipolaire, dans lequel la puissance des Etats-Unis restera importante mais sera clairement relativisée à l’avenir, finira par s’imposer irrémédiablement, mais dans l’intervalle, le monde en deviendra plus violent. S’agit-il vraiment d’un combat civilisationnel? Ou d’un combat d’intérêts? Des deux, sans doute. Et c’est pourquoi le public occidental, même s’il est en bonne partie critique de l’hégémonie américaine, tient à conserver cet ordre aussi longtemps que possible. Mais tant que ce combat dure, les populations européennes continueront de payer un lourd tribut et ne vivront pas en paix. Il est temps de l’admettre.

Comme l’a dit Howard Yu, professeur à l’IMD, dans cette récente interview: «Il nous faut préparer un monde multipolaire avec, principalement, un pôle chinois et un pôle occidental. La démocratie est notre valeur cardinale en Occident? Cela ne nous dispensera pas du dialogue avec le reste du monde. Après tout, un smartphone doit pouvoir fonctionner partout. On ne peut y échapper, à moins de décider qu’on ne voyagera plus en Asie. Face aux conflits actuels, beaucoup de pays ne veulent pas choisir un camp. L’Ouest risque ainsi de perdre ses alliés et de se retrouver isolé. D’où viendra alors la croissance occidentale? Sans elle, même la démocratie est menacée.»

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