epa09575506 Nurses put on protective clothing at the nursing station of the UMC clinic in Maastricht, the Netherlands, November 11, 2021.  Limburg hospitals have made a joint appeal for help to Dutch Health Minister Hugo de Jonge as the province is heading for a collapse in medical care due to too many Covid-19 infected people needing medical attention.  EPA/SEM VAN DER WAL
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Myret Zaki
Les bas salaires des infirmières défient les lois de l’économie

On récompense par des sommes astronomiques les patrons des pharmas, mais on chipote lorsqu’il faut revaloriser les salaires des infirmières. Cette initiative est l’occasion de réfléchir à la curieuse répartition des rémunérations dans la santé, nous dit Myret Zaki.
Publié: 22.11.2021 à 18:23 heures
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Dernière mise à jour: 23.11.2021 à 07:14 heures

Quel est vraiment l’enjeu autour de la rémunération des infirmières? C’est de donner un signal fort, et surtout de poser un cadre général, qui assure une meilleure valorisation des soins infirmiers, ceci dans un pays qui, en 20 ans, a perdu 30% de capacités en lits de soins aigus, et où les salaires des soignant.e.s stagnent depuis 15 ans. Aujourd’hui, tout le monde s’accorde sur l’importance centrale de la profession infirmière, en particulier «grâce» à la pandémie. Le reconnaître par de belles paroles ne suffit pas. Vaud et Fribourg ont certes versé des primes aux soignant.e.s, mais seule une revalorisation des salaires permettrait de compenser la charge de travail accrue, la baisse des effectifs, l’exigence plus élevée en termes de formation et de responsabilités, la pénibilité de ces métiers aux horaires irréguliers et souvent nocturnes, les 20% à 40% de burnouts. Une rémunération «appropriée» des soins infirmiers, dont les dispositions d’exécution seraient édictées par la Confédération, c’est ce que demande entre autres choses l’initiative «Pour des soins infirmiers forts», qui sera votée ce dimanche 28 novembre.

Contre-intuitif

Le Conseil fédéral et les partis de droite voudraient enterrer l’initiative sous prétexte que ce n’est pas à la Confédération de régler les salaires et les conditions de travail, et qu’il faudrait laisser cela aux employeurs. Problème: c’est justement cela qui ne fonctionne pas bien aujourd’hui, d’où cette initiative. Le salaire net des infirmières et infirmiers de Suisse romande est de 5190 francs en moyenne, compte tenu du pourcentage effectif de temps de travail, car seuls 35% des effectifs infirmiers exercent à taux plein, selon une étude menée par la Haute Ecole de Santé Vaud (HESAV), qui a sondé 3000 infirmières et infirmiers en Suisse romande. A équivalent plein temps, les soignant.e.s gagnent 6434 francs nets, soit 1000 francs de moins que les professions ayant un niveau d'études HES équivalent, d’après l’étude. «Un revenu insuffisant au regard de leur formation et de leurs conditions de travail», estiment les chercheurs.

C’est d’ailleurs assez contre-intuitif, pour un métier qui connaît une telle pénurie de personnel, de ne pas voir bouger les salaires, alors que les exigences et la formation ne cessent de croître. Cela défie les lois de l’économie. La droite fait campagne pour défendre le contre-projet indirect à l’initiative, qu’avait adopté le Conseil fédéral en 2019. Problème: celui-ci exclut justement toute la question des salaires. Et donc l’essentiel. Même si les initiant.e.s ne se réfèrent pas uniquement au salaire en parlant de «rémunération appropriée», cela reste le cœur de l’équation. Ne pas en parler trop frontalement permet sans doute aux initiant.e.s d’éviter qu’on pense qu’ils/elles veulent juste plus d’argent, même si c’est parfaitement légitime, ou de braquer ceux qui craignent une augmentation de leurs primes d’assurance.

Le rôle de l'Etat

Mais surtout, l’initiative du 28 novembre nous interroge sur le rôle de l’Etat et la conception qu’en ont les opposants à l’initiative: si le rôle de l’Etat n’est pas de poser un principe, un cadre général, pour assurer que des tâches aussi clairement d’intérêt public, aussi consubstantielles à la santé publique, soient bien valorisées, bien dotées, alors quel est son rôle? La Constitution suisse prévoit que «la Confédération et les cantons veillent à ce que chacun ait accès à des soins médicaux de base suffisants et de qualité». Alors il faut se donner les moyens d’atteindre ce but. Elle prévoit aussi que la Confédération puisse légiférer «sur la rémunération appropriée des prestations de la médecine de famille».

Or une rémunération «appropriée» des soins infirmiers est tout autant une affaire de santé publique. Ensuite, à l’intérieur de ce cadre, il resterait aux institutions de santé, en tant qu’employeurs, de voir comment organiser la rémunération et les conditions de travail pour que les soignant.e.s soient traités comme les autres professions à formation équivalente. Une telle politique, par l’investissement qu’elle mettrait dans des soins infirmiers forts, déboucherait sur une baisse des coûts de la santé à terme. Le retour sur investissement serait au rendez-vous. Même un trader qui a rapporté des centaines de millions de plus-values à sa banque sur une année, et touché de gros bonus, n’a pas sauvé de vies humaines comme les soignants. Et souvent, les positions gagnantes du trader perdent de l’argent l’année suivante (tandis que le bonus a déjà été encaissé). A l’inverse, investir dans les soins permettrait sans doute au système de santé d’économiser d’énormes coûts futurs. L’enjeu, c’est donc de s’assurer que des rôles et missions qui sont d’un intérêt public évident, et même d’ordre vital, ne soient pas tributaires de politiques individuelles d’entreprises, relevant de logiques de répartition moyennement équitables.

Car l’initiative est aussi l’occasion de réfléchir à la répartition des rémunérations dans le secteur de la santé; celle-ci devrait être proportionnelle à l’importance des rôles et des missions. Mais elle ne l’est pas.

Rémunérations inégales

Nombre d’exemples montrent que les rémunérations restent très inégales en Suisse, entre le sommet et la base, non seulement dans la santé, mais dans divers secteurs. Ainsi, à Genève, le directeur des HUG avait obtenu pour 2021 une revalorisation salariale de 18%, de 380’000 à 450’000 francs par an, avant de devoir y renoncer en février face à la polémique. Quelques mois auparavant, le Conseil d’Etat a failli baisser de 1% les salaires de tous les employés de l’Etat, y compris les soignants, dont les salaires stagnent depuis 15 ans. Avant d’y renoncer face à la polémique. Les options prises étaient opposées; le signal est mauvais.

Dans le secteur pharmaceutique, le patron de Roche gagne 257 fois plus qu'un de ses employés, et les écarts continuent de se creuser. Le salaire du directeur de Novartis a augmenté de 20% en 2020, à 12 millions de francs. Le CEO de Pfizer a vu sa rémunération augmenter de 17% à 21 millions, et celui de Moderna a été augmenté de 44% en 2020, à 13 millions. Dans un récent rapport, l’Ong Public Eye rappelle que les pharmas ont bénéficié de subventions et de protections. «Rien qu’en 2020, plus de 93 milliards d’euros de fonds publics ont été investis dans le développement des vaccins, diagnostics et traitement du Covid-19 – et c’est la pharma qui en a profité», peut-on lire dans le rapport. Subventions qui n’ont été assorties à aucune conditions d’accès, de prix ou de transparence. «Les pays riches, comme la Suisse, protègent leur industrie pharmaceutique et s’opposent farouchement à tous les efforts déployés à l’international pour garantir l’accès universel à ces technologies brevetées», ajoute le rapport.

Aberration économique et sociale

Si l’on veut laisser les partenaires sociaux régler la question des salaires et des conditions de travail des infirmières, alors il faudrait qu’ils puissent être soumis à la même logique méritocratique. Ce qui impliquerait de mieux payer toutes les personnes qui ont «surperformé» en 2020, parmi lesquelles le personnel soignant aurait dû figurer en meilleure place. Le Conseil fédéral, qui s’oppose à l’idée d’intervenir en faveur du salaire des infirmières, s’oppose à l’idée de plafonner à 1 million de francs le salaire des patrons des entreprises de la Confédération (CFF, la Poste, Ruag, la Suva, Swisscom, Skyguide, la SSR). Quels qu’en soient les arguments, le résultat nous laisse avec une aberration économique et sociale.

Dans le privé, les bonus des patrons peinent aussi à trouver des limites, malgré la volonté du souverain. Après l’initiative Minder contre les rémunérations abusives, votée par le peuple en 2013, de gros bonus continuent d’être versés dans le secteur bancaire et les autres grandes entreprises helvétiques.

La question, que j’ai posée récemment sur Facebook est la suivante: le système capitaliste, qui récompense l'effort et les performances, ne s'appliquerait-il qu'aux bonus de plusieurs dizaines de millions versés aux CEO, gérants de fortune, grands avocats et traders, tandis que les performances hors normes du personnel soignant en temps de crise ne mériteraient que des «mercis», «parce que ça coûterait des millions»? C'est apparemment le point de vue de la droite, qui devrait pourtant être la première à récompenser les champions. Des champions dont le personnel soignant fait indéniablement partie.

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