Quentin Mouron
Flinguer le journalisme 2.0: j’ai testé pour vous

L'écrivain canado-suisse Quentin Mouron, membre de notre équipe de chroniqueurs, se penche cette semaine sur ce qu'il appelle le néo-journalisme, dans le «monde du techno-capitalisme globalisé».
Publié: 26.08.2022 à 12:31 heures
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Dernière mise à jour: 09.09.2022 à 11:11 heures
Quentin Mouron

L’été, les journalistes travaillent. Les plus chanceux sont invités aux grands festivals, dont ils disent invariablement du bien. Les autres rédigent des articles à la con qui permettent aux vacanciers, nonobstant la canicule et les feux de forêt, de digérer leurs plateaux de fruits de mer paisiblement, sans remontées de bulots, sans jets de Ricard angoissés.

Sur la RTS, on se demande si on dit plutôt «lac Léman» ou «lac de Genève», ce qui permet aux estivants de s’entretuer à moindres frais dans la section commentaires; dans «Le Nouvelliste», on raconte l’épopée christique d’une tortue, passée d’un village à l’autre en presque quarante jours; chez «20 Minutes», on bricole un dossier qui fait la part belle aux poncifs sur la génération Z, et qui est à la sociologie ce que l’horoscope est au calcul des probabilités; chez «Watson», on s’attache à présenter «en punchlines» (sic) la pensée dense et complexe d’une avocate surnommée la «reine du divorce» ; un peu partout, on trousse de ces petits papiers de rien, dont les titres comportent souvent les syntagmes «fait le buzz sur TikTok» ou «enflamme Twitter».

On dirait presque que tout va bien, que le monde ne tombe pas en loques, que le temps n’est pas «sorti de ses gonds» – la belle expression de Shakespeare.

Quentin Mouron: «Les journalistes 2.0 n’ont guère de vergogne à se transformer en panneau publicitaire, en thuriféraires de l’ordre économique établi (...).»
Photo: keystone-sda.ch

Mais le pire du journalisme estival se joue sur les réseaux sociaux. Sur les comptes TikTok ou Instagram des médias, ou sur les comptes des journalistes eux-mêmes, on ne se soucie même plus d’écrire: on se met en scène. Sans aucun talent de comédien, on devient acteur; sans sagacité particulière, on est promu décrypteur de la complexité du monde; sans épaisseur existentielle, ni distance critique, on est changé en aventurier de la contemporanéité consumériste.

Déclinant jusqu’à la nausée la formule bien connue du «On a testé pour vous», les néo-journalistes nous emmènent en images et en vidéos dans les galeries miroitantes du capitalisme tardif: bières locales, foodtrucks, drogues de synthèse, orgies éthiques à Las Vegas, rien ne rebute les néo-arpenteurs de la consommation.

Les journalistes 2.0 n’ont guère de vergogne à se transformer en panneau publicitaire, en thuriféraires de l’ordre économique établi – et ce d’autant moins que, malgré quelques protestations vertueuses sur la destruction de l’écosystème, on adhère sans réserve aux valeurs de ce capitalisme sauvage mais labile, où l’on achète moins des objets que des expériences.

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Il ne s’agit plus d’expliquer le monde – insupportable prétention – mais de l’expérimenter. Les néo-journalistes adorent tester pour nous, et ce d’autant plus que cette pratique les rapproche de leurs doubles inavouables, de leurs doubles honteux, qui sont en même temps leur boussole: les influenceurs et les influenceuses.

Figures incontournables de la post-modernité, les influenceurs sont avidement imités, non seulement par les néo-journalistes, mais également par les politiques (on se souvient de ces candidats à la course pour le Conseil d’Etat vaudois qui se dandinaient sur Tiktok comme des veaux ahuris), mais également par les artistes (l’auteur de ces lignes y excelle tout particulièrement), mais également par l’ensemble des usagers et des usagères des réseaux, qui rêvent que leurs photos et leurs vidéos idiotes deviennent les nouvelles images idiotes à la mode.

Si les articles d’information et d’analyse subsistent, ils se raréfient au profit de formes d’expression imprécises et mercantiles que l’on nomme improprement des «contenus».

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D’une part, la concentration des titres de presse entre les mains de quelques groupes privés condamne, à terme, le journalisme à n’être que le faire-valoir de la marchandise que ces groupes cherchent à vendre. D’autre part, soumises à la séduction des formes dominantes de l’industrie culturelle, les subjectivités sont modelées de manière à adhérer entièrement à leur spectacularisation: être changé en panneau publicitaire ambulant n’est ainsi pas vécu comme une flétrissure ou comme une aliénation, mais bel et bien comme une promotion, comme une affirmation de sa propre liberté.

Dans le monde idéal du techno-capitalisme globalisé – qui n’est certes pas encore réalisé – les néo-journalistes ne sont plus obligés de faire de pesantes lectures, de pesantes recherches, de pesantes vérifications; ils peuvent se contenter de se filmer en train de manger, de boire, de baiser ou d’interviewer une «nouvelle sensation soul» au hasard du Montreux Jazz, à moins que ce ne soit quelque ministre d’une dictature exotique: «alors, Monsieur Nasser Al Ali, plutôt salé ou sucré? plutôt pendaison ou décapitation? et si vous étiez une fleur, vous seriez laquelle (rires)? et si vous étiez un papillon (rires)? Vous connaissez ces crèmes de jour biologiques? Vous traitez votre barbe avec du beurre de karité? Vous voulez une réduction sur notre assortiment de strings de bain? Vous êtes communiste (rires)?»

Dans le monde idéal du techno-capitalisme globalisé, les éléments rédactionnels fusionnent avec le cours de la vie ordinaire, si bien que le consommateur de médias – que l’on n’osera bientôt plus appeler «lecteur» – est à peu près incapable de faire la distinction entre ce qui relève de la vie intime, ce qui relève de l’information et ce qui relève de la promotion.

Dans le monde idéal du techno-capitalisme globalisé, chacun peut devenir auto-entrepreneur de l’information, expérimentateur de marchandises, testeur de sensations nouvelles, intervieweur de personnalités, qui elles-mêmes sont indiscernables des hommes et des femmes de l’ordinaire.

Tout le monde devient un peu influenceur, un peu influencé. L’intériorité du néo-journaliste finit par se confondre entièrement avec l’extériorité du capital. Il ne reste alors qu’à se saouler aux buvettes du Paléo ou du Montreux Jazz Festival – en espérant que ce soit mieux l’année prochaine!

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