155'000 francs par an, c'est non!
Quand les employés refusent de voter le salaire de leur patron

Le patron d'un cabinet de conseil s'est vu refuser une augmentation de sa rémunération annuelle par ses employés. Il faut dire que son entreprise exerce une politique de transparence salariale très avancée. Une experte décortique les enjeux qui entourent cette pratique.
Publié: 05.03.2024 à 19:35 heures
Tina Fischer

Les revenus des dirigeants des grandes banques sont publiés chaque année dans un rapport de rémunération. Exemple: en 2022, Ralph Hamers, alors CEO de l'UBS, a touché 12,64 millions de francs. La rémunération octroyée au nouveau CEO de l'UBS Sergio Ermotti après la turbulente année 2023 sera connue le 28 mars. D'ici là, il n'y aura que des rumeurs.

La rumeur: c'est ce qui plane au-dessus des salaires dans les entreprises suisses – surtout dans les entreprises non cotées en bourse. Alors que les firmes qui le sont publient les salaires des plus hauts échelons de la hiérarchie et que les fourchettes salariales sont souvent connues en interne, les autres entreprises suisses observent encore la plupart du temps un silence glacial en matière de salaire.

Les différences culturelles entraînent un manque de transparence

Pour Anna Sender, chercheuse à la Haute école de Lucerne et à l'Université de Lucerne, la raison est avant tout culturelle: «Dans le Nord, en Scandinavie, le salaire n'est pas un sujet tabou. Les collaborateurs demandent ouvertement le montant de leur salaire à leurs collègues, ce n'est pas une question choc.» Dans notre pays, le fait d'interroger quelqu'un sur son revenu demeure mal vu.

La proposition salariale de Patrick Mollet, copropriétaire de Great Place to Work, a été rejetée.
Photo: Andrea Camen
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Pourtant, la transparence des salaires aide à lutter contre la discrimination et permet l'équité. Mais elle crée surtout un rééquilibrage, explique-t-elle: «La transparence entraîne une surcompensation. Les salaires les plus bas sont augmentés, les plus élevés sont adaptés. Ce faisant, contrairement à ce que l'on pourrait penser, la masse salariale n'augmente pas forcément parce que l'on a moins d'écart entre les collaborateurs.»

Le cas d'une entreprise qui expérimente depuis quatre ans la transparence des salaires donne raison à la chercheuse. Le copropriétaire du cabinet de conseil Great Place to Work, Patrick Mollet, s'est vu refuser une hausse de sa rémunération par ses collègues: «J'ai pitché une augmentation de salaire plus élevée que mes pairs, ce qui n'a pas été considéré comme équitable.»

C'est l'équipe qui décide des salaires équitables

Une rémunération refusée: comment cela se fait-il? Et comment réagit-on face à cela? Patrick Mollet fait un signe de tête en souriant et explique comment cette situation a pu se produire: «Nous voulons être une entreprise transparente. Seulement voilà: les salaires représentent les trois quarts de nos frais totaux. De ce fait, nous ne pouvions pas communiquer de manière transparente. Nous avons donc publié les salaires en interne.» Un enjeu trop important pour pouvoir être révélé publiquement: voilà ce qui a bloqué dans un premier temps. 

Dans un deuxième temps, les employés se sont demandés qui décidait des salaires et des augmentations. Autant de sujets ont des répercussions sur toute l'équipe. Les bonus, auxquels Patrick Mollet n'est pas favorable, ont également été abordés: «Les entreprises s'inscrivent dans la coopération, mais au final, elles récompensent les performances individuelles. Cela n'a aucun sens». Aujourd'hui, 25% des bénéfices sont redistribués à tous, 25% sont versés sous forme de dividendes et 50% sont investis dans l'entreprise. En effet, «si l'on augmente le salaire, on réduit, pour simplifier, le bénéfice et donc le bonus de l'équipe.»

Conséquence: chacun doit avoir son mot à dire sur les salaires. «Tout le monde doit avoir accès à la même plateforme et pas seulement ceux qui réclament agressivement une augmentation de salaire.» Ils ont donc introduit des «pitchs salariaux»: chacun exprime son souhait en termes de salaire, tous voient le montant et en discutent au sein de l'équipe. Un comité interne, tiré au sort et renouvelé chaque année, vérifie ensuite si les salaires répondent aux différents critères d'équité.

Et c'est précisément ce comité qui a rejeté l'augmentation de 7% demandée par Patrick Mollet, qui souhaitait faire culminer son revenu annuel à 155'000 francs. De quoi légèrement refroidir Patrick Mollet, qui a tout de même opté pour la voie l'équité: «Les salaires les plus bas ont été relevés au niveau des autres collaborateurs. Et j'ai réduit mon pitch pour revenir au même niveau que mes pairs.»

La transparence des salaires doit grandir dans l'entreprise

Great Place to Work représente un cas extrême d'application de la transparence des salaires. Mais une discrétion complète n'est plus possible aujourd'hui non plus. «Les gens se comparent. La satisfaction par rapport au salaire ne dépend pas seulement de combien je gagne, mais aussi de combien je gagne par rapport à mes collègues de travail», explique la chercheuse Anna Sender. Selon elle, c'est au manager d'expliquer pourquoi quelqu'un gagne moins ou plus.

Une publication de tous les salaires du jour au lendemain aboutirait toutefois à un chaos. Anna Sender recommande donc aux entreprises d'expliquer dans un premier temps le système salarial aux collaborateurs et de rendre publiques les plages salariales. Ainsi, chacun comprendra le fonctionnement du système salarial et aucune envie ne naître. En outre, la transparence des salaires est une chose, mais il est bien plus important de parler ouvertement des événements, des projets et des tâches au sein de l'entreprise. Car le secret attise la jalousie et la démotivation.

La transparence totale, comme c'est le cas chez Great Place to Work, est une question de culture qui a été créée au fil des années. Pour toutes les autres, il faut y aller petit-à-petit. Et en ce qui concerne Sergio Ermotti, son salaire sera connu en mars. Mais celui de tous les autres banquiers et banquières restera un secret bien gardé.

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