Des experts sur les Corona Leaks
«Les fuites font tout à fait partie du jeu politique!»

Corona Leaks ou pas, il n'y a pas de dysfonctionnement au sein du Conseil fédéral, affirme le gouvernement. Les indiscrétions font-elles partie du quotidien politique - ou rendent-elles la Suisse ingouvernable? Des experts répondent.
Publié: 31.01.2023 à 13:01 heures
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Dernière mise à jour: 31.01.2023 à 13:18 heures
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Peter Aeschlimann

Le thriller politique suisse du moment ne continuera certainement pas de faire parler dans les chaumières. Les journalistes en ont pris conscience au plus tard lors de la première apparition du président de la Confédération depuis la grande révélation des Corona Leaks. Lors de la séance de mercredi dernier, une seule question concernait uniquement Alain Berset: avait-il connaissance des nombreuses indiscrétions dont son ex-chef de la communication Peter Lauener envers le CEO de la maison d’édition Ringier, qui publie également Blick?

En guise de réponse, le porte-parole du Conseil fédéral André Simonazzi a alors lu un communiqué qui évoquait brièvement ce qui s’était passé lors de la séance du Conseil fédéral précédente. Alain Berset s’est d’abord récusé, puis a assuré à l’assemblée qu’il n’avait pas connaissance des indiscrétions, a sèchement dicté le porte-parole à la presse réunie pour l'occasion. «Le Conseil fédéral veut poursuivre les affaires sur la base de la confiance rétablie», conclut-il. Et ce ne serait pas à Alain Berset lui-même de s'exprimer davantage sur l’affaire. La balle étant désormais dans le camp de la Commission de gestion du Parlement, dont le socialiste soutient le travail.

Le message est clair: «Circulez, il n’y a rien à voir». Ce qui se passe dans la salle de réunion du Conseil fédéral restera bel et bien derrière la porte de la salle de réunion du Conseil fédéral.

Trois femmes, quatre hommes, sept pupitres: dans la salle de réunion du Conseil fédéral, les membres du gouvernement mènent des entretiens à distance.
Photo: Keystone
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Pas de culte de la personnalité

Comment un conseiller fédéral peut-il s’en tirer à si bon compte? Le problème – et la force – de la Suisse est qu’elle ne favorise absolument pas le culte de la personnalité. Personne ne s’y trompe: Washington n’est pas Berne. Alors qu’à la Maison Blanche, les portraits de tous les présidents américains trônent fièrement sur les murs, les salles du Parlement suisse sont ornées d’une belle et grande illustration de paysage et d’une scène traditionnelle de Landsgemeinde.

La mise en scène est bien évidemment volontaire: elle montre que les individus en tant que tels ne jouent aucun rôle dans la Confédération. On s’efface devant le collectif, le principe de collégialité s’applique.

A Berne, on ne veut donc rien savoir d’une crise institutionnelle. Même si ce n’est pas faute pour l’UDC Marco Chiesa de tenter de jouer les agitateurs depuis des jours. Mais selon le politologue Marc Bühlmann, c'est absolument peine perdue: l’intervention peu loquace d’Alain Berset souligne que l’on ne peut guère parler de dysfonctionnement. «Les médias ont transformé un moustique en éléphant», tranche le Bernois. Le système politique a réagi à ce problème comme il le fait toujours: en tant que collectif.

Les commissions de gestion du Conseil national et du Conseil des Etats ont formé la semaine dernière un sous-groupe pour enquêter sur les indiscrétions de tous les départements. Elles n’ont donc pas confié cette tâche à la Délégation des commissions de gestion, dotée de plus de compétences, remarque le politique. Encore un indice indiquant qu’au Parlement, on ne croit pas non plus à une affaire d’Etat. «Les politiciens ne veulent bien sûr pas rester inactifs, ajoute le Bernois. Mais ils savent très bien que cette tempête dans un verre d’eau va bientôt s’estomper.»

Les fuites font partie du jeu

Lukas Golder, codirecteur du centre de recherche GFS Berne, ne voit quant à lui pas de problème en soi à ce qu’un chef de département veuille défendre son pilier et veiller à ce que les affaires aient l’air clean. Au contraire: il minimise la faute que constitueraient ces indiscrétions. «Elles nuisent certes à la concordance et à la collaboration au sein du gouvernement, admet-il. Mais elles ont toujours existé!» Il s’agirait de prendre la température pour des décisions à venir. «Pendant la pandémie, ces 'fuites' ont même servi de consultation préalable», estime l’analyste. On aurait voulu savoir par ce biais si la population soutiendrait certaines mesures.

L’expert est formel: les indiscrétions qui sont reprochées aujourd’hui à l’ancien chef de la communication du département de l’Intérieur ne sont pas de nature à mettre en danger l’ordre constitutionnel de la Suisse. Elles font d'ailleurs partie du jeu – tout comme il fait partie du jeu de les condamner.

Mais alors, toutes les fuites peuvent-elles se justifier? Non, absolument pas, tranche le codirecteur. Un manque de réserve serait par exemple extrêmement délicat et toxique s’il servait à noircir un candidat ou une candidate à un poste avant une décision importante ou à publier des informations de renseignement d’autres services secrets à traveres les médias. «La transmission de telles informations et leur publication seraient alors non seulement illégales, mais directement dangereuses», avertit Lukas Golder.

Le gouvernement, une équipe soudée?

Mais ces analyses ne mettent pas tout le monde d’accord. Le conseiller d’Etat lucernois Ulrich Fässler observe par exemple ces événements avec nettement moins d’optimisme et de tolérance. L’affaire Berset est un symptôme des problèmes au sein du Conseil fédéral, assure l’avocat: «Si le gouvernement national était une équipe soudée, la situation serait nettement plus simple à gérer.»

Lorsqu’il était à la tête de l’exécutif, Ulrich Fässler avait mené une vaste réforme avec le gouvernement lucernois. Le nombre de politiciens à la tête de l'exécutif avait alors été réduit de sept à cinq. Il avait également insisté pour opérer un changement mineur, mais assez efficace selon lui, concernant l’aménagement de la chambre du gouvernement. Le PRD lucernois avait installé une grande table dans la pièce afin que les hommes et les femmes politiques soient obligés de se regarder dans les yeux de près.

A l'inverse, dans son fonctionnement, le Conseil fédéral n’évolue pas, regrette Ulrich Fässler. Au lieu de se réunir autour d’une table ouverte, comme le font tous les organes de direction modernes, les conseillères et conseillers fédéraux continuent à se cacher derrière sept pupitres datant de 1889, assène-t-il.

Mais leur vision étroite, portée uniquement sur leur propre département, est un poison pour le principe de collégialité et complique la gouvernance, charge Ulrich Fässler. «Une réforme durable du gouvernement, avec un allègement de la charge de travail des conseillers fédéraux dans le domaine départemental, renforcerait le Conseil fédéral et réduirait les problèmes tels que les indiscrétions», assure-t-il. Une façon de procéder qui pourrait éviter de très néfastes jeux de chaises musicales.

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