L'impossible cohabitation entre riverains et requérants
«À Boudry, les habitants vont commencer à se faire justice eux-mêmes»

Incivilités répétées, vols, cambriolages et harcèlement dans les transports publics. Les riverains du plus grand Centre fédéral pour requérants d’asile (CFA) de Suisse sont à bout. Reportage dans une bourgade qui n’a plus rien de paisible.
Publié: 18.03.2024 à 14:40 heures
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Dernière mise à jour: 20.03.2024 à 15:46 heures
Le CFA qui cristallise toutes les tensions. Le site dispose d’une capacité de 480 places. Un nombre qui peut monter jusqu’à 800 lors de flux migratoires importants. Trop pour une commune de 6000 habitants, estiment les riverains.
Photo: Dom Smaz
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Alessia Barbezat

«Imaginez, vous faites le choix d’habiter dans une commune calme, sans histoire. Du jour au lendemain, vous voyez des voitures de police foncer toutes sirènes hurlantes, des policiers qui cavalent dans les champs ou qui viennent fouiller les haies qui servent de planque pour la drogue. Ou encore des hélicoptères survoler la zone. C’est surréaliste, un rodéo pareil!»

Il pourrait en rire, mais Dastier Richner est fatigué. «A bout, même.» Ce père de famille vit à moins de 500 mètres du Centre fédéral d’asile (CFA) de Perreux à Boudry, le plus grand du pays. Las des incivilités et cambriolé à quatre reprises par des requérants d’asile, il a fondé, en 2020, Bien vivre à Neuchâtel, une association qui compte aujourd’hui 200 membres.

Cambriolé à quatre reprises, Dastier Richner a fondé l’association Bien vivre à Neuchâtel. En février, il a lancé une pétition demandant la réaffectation du centre ou sa fermeture; 1700 personnes l’ont déjà signée.
Photo: Dom Smaz

Sur le site internet du collectif, les témoignages de riverains s’accumulent. «Ma fille s’est fait toucher les fesses dans le bus, j’ai été cambriolée deux fois», «je me suis fait voler devant ma fille de 3 mois», «j’en ai marre, j’ai vécu un cambriolage traumatisant», peut-on lire sur la plateforme en ligne.

Une pétition signée par 1700 personnes

Si les statistiques confirment une hausse de la délinquance en 2022 dans le canton de Neuchâtel (+4%), avec la multiplication des vols à l’arraché, dans les voitures ou à l’étalage, due à une minorité de requérants en provenance d’Afrique du Nord, elles ne disent rien du sentiment de peur qui, incivilité après incivilité, s’est peu à peu saisi des habitants de Boudry.

Le CFA qui cristallise toutes les tensions. Le site dispose d’une capacité de 480 places. Un nombre qui peut monter jusqu’à 800 lors de flux migratoires importants. Trop pour une commune de 6000 habitants, estiment les riverains.
Photo: Dom Smaz

Elles ne racontent pas les regards insistants et le harcèlement dans les transports publics, les jardins visités durant la nuit, les tentatives avortées de cambriolage. Certains riverains ont installé des caméras de surveillance, d’autres ont pris un chien pour les alerter en cas d’intrusion.

Fin février, Dastier Richner et les membres du comité ont lancé une pétition qui demande la réaffectation du centre en un site pour les femmes migrantes et les familles. Ou sa fermeture pure et simple dans un délai de six mois si la situation ne devait pas s’améliorer. Le texte compte déjà 1700 signatures.

«Je tiens à le réaffirmer, dit-il, attablé au Café du Tram, au centre du village. Les Boudrysans sont des gens ouverts d’esprit, avec une tradition de l’accueil. Notre association est apolitique. Mais implanter un CFA de 480 places, qui peut monter à 800, sans compter les 200 places pour l’hébergement cantonal, dans une commune de 6000 habitants, c’est trop! On ne peut plus vivre comme ça.»

Et d’ajouter en ôtant ses lunettes de soleil que les membres de Bien vivre à Neuchâtel envisagent de mener d’autres actions s’ils ne sont pas entendus. «Des manifestations, des initiatives. Il faut bien avoir en tête que si rien ne bouge, les gens vont commencer à se faire justice eux-mêmes, prévient-il. Il y aura des dérapages et des pères de famille vont prendre les fusils et sortir.»

«Il y a un problème, tout le monde le sait»

Sur le haut plateau de Boudry, Gilles de Reynier, le président de commune, ne cache pas son exaspération. «Il y a un problème, tout le monde le sait.» Si cet avocat de formation n’a pas signé la pétition, il comprend les motivations des riverains. «Ce sont des habitants qui se retrouvent sur le parcours des migrants qui souffrent et qui sont malmenés. Des commerçants aussi qui en ont assez de se faire embêter. Ou encore des parents inquiets lorsque leurs enfants prennent les transports en commun.»

Il enchaîne: «Cette pétition est une bonne chose, car elle vient mettre la pression sur les autorités même si la conseillère d’Etat, Mme Nater, a pris le dossier en main très sérieusement depuis octobre dernier.» Cette même ministre, chargée de la cohésion sociale, qui a menacé le 21 février dernier de résilier de manière anticipée la convention qui relie le canton à la Confédération en lien avec le CFA en l’absence d’amélioration significative. Le conseiller fédéral et ministre suisse de la justice Beat Jans est d'ailleurs attendu aujourd'hui à 15h30 à Boudry.

De la maison communale, on peut apercevoir le site du CFA. Gilles de Reynier, le président de commune, est catégorique: «Il y a un problème, tout le monde le sait.»
Photo: Dom Smaz

Depuis novembre 2023, des mesures ont été prises pour restaurer le sentiment de sécurité. Renforcement des patrouilles de sécurité privée sur les lignes de tram et de bus reliant Boudry à la ville de Neuchâtel, à partir de 17 heures en semaine et de 15 heures le week-end. Mise en place d’un dispositif de travail social de proximité. Le tout, pris en charge par la Confédération à 90%, les 10% restants par le canton. «Ça a rassuré la population, mais il faut aller plus loin», plaide Gilles de Reynier, père de quatre enfants.

Clarifier les règles d’admission

La solution selon lui? Faire un tri lors des admissions. Feu vert pour les familles, les hommes âgés et celles et ceux en provenance d’un pays en guerre. En revanche, c’est non pour les jeunes hommes du Maghreb. «Ils ne viennent pas ici pour chercher une protection. Ils font un tour de Suisse, d’Europe, pour se faire un peu d’argent. Venir au CFA, c’est une façon d’obtenir un toit et un couvert. La Tunisie, le Maroc ou l’Algérie, ce sont des pays où l’on souffre, mais qui ne sont pas en guerre. Il faudrait enfermer ces migrants dans le centre le temps qu’on analyse leur pedigree pour voir s’ils n’ont pas semé la zizanie à gauche, à droite.»

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«Ce n’est pas un discours UDC que je tiens là. Je suis pour l’accueil. »
Gilles de Reynier, président de la commune de Boudry
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Une prison, donc? «C’est sévère, je le concède. Il faut les empêcher d’aller se promener le temps qu’on fasse les investigations. Il ne s’agirait que de trois ou quatre semaines, comme à l’école de recrues», dit-il, avant de préciser: «Attention, je ne parle pas des familles avec enfants qu’on doit protéger ou des femmes. Ce n’est pas un discours UDC que je tiens là. Je suis pour l’accueil. A titre personnel, ma famille et moi avons accueilli un jeune Afghan durant dix-huit mois. Mais il faut clarifier les règles d’admission afin de dissuader ceux qui n’ont aucune chance d’obtenir l’asile de venir ici.»

Un CFA sous haute surveillance

Depuis cette bâtisse communale, on aperçoit au loin le CFA qui cristallise toutes les tensions. C’est là, au milieu des champs, juste sous la forêt disparaissant sous la brume, que s’érigent de grands bâtiments aussi tristes que le ciel gris de cette matinée de mars. Selon les chiffres fournis par Anne Césard, la porte-parole du Secrétariat d’Etat aux migrations (SEM), quelque 280 personnes sont logées actuellement sur le site de Perreux; 31% d’hommes seuls et 22,3% de requérants d’asile mineurs non accompagnés (RMNA), les ressortissants d’Afghanistan et de Turquie étant les plus représentés.

Pour des raisons de protection de données et de la personnalité, le SEM maintient les portes du site closes. Impossible donc de poser un pied sur le site de Perreux, gardé comme une forteresse par des agents de sécurité, et d’accéder aux bâtiments sans se faire aborder par l’un de ces cerbères en uniforme qui gentiment, mais fermement, nous repousse sur la voie publique.

«Je ne cherche pas la bagarre»

A l’arrêt «Perreux-Est», planté devant le CFA, Hamza attend le bus, l’air un peu perdu, avec son sac à dos rouge pour seule maison. Cet Algérien de 29 ans, qui a quitté son pays en 2019 – «des problèmes avec la famille», explique-t-il –, fait partie de la catégorie de requérants dont les chances d’obtenir un statut de protection sont quasi nulles

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Hamza, 29 ans, a quitté l’Algérie en 2019. Il est arrivé la veille à Boudry. Ses chances d’obtenir un statut de protection sont quasi nulles. Il a été transféré à Chiasso. Il a vingt-quatre heures pour rejoindre le Tessin.
Photo: Dom Smaz

Dans sa main, un itinéraire auquel il ne comprend rien et une carte journalière. Arrivé au CFA la veille, il a vingt-quatre heures pour se rendre à Chiasso, au Tessin, pour des «raisons logistiques». «J’aurais voulu rester ici. Dans ce centre au moins, on parle français et il y a des petits boulots.» On lui apprend que les personnes en provenance du Maghreb ont mauvaise presse dans le coin. «C’est sûr, il y a des voyous, mais on n’est pas tous pareils. Moi, je suis sérieux, je ne cherche ni les problèmes, ni la bagarre», dit-il avant de monter dans le bus qui l’amènera à sa nouvelle destination.

Ayoub, un Algérien de 20 ans, a débarqué la veille au CFA. Il est passé par l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique et la France depuis qu’il a quitté l’Algérie en 2020. En attendant qu’une décision soit rendue, «[il] tourne».
Photo: Dom Smaz

On croise aussi Ayoub, un Algérien de 20 ans, arrivé au centre la veille, également. Déjà passé par la France, les Pays-Bas, l’Allemagne et la Belgique, il confie ne pas savoir de quoi son avenir sera fait. En attendant, «il tourne» et demain, il espère, il pourra travailler en cuisine.

Et puis, il y a Amir, un Koweïtien d’une quarantaine d’années, venu avec sa femme et ses quatre enfants. Ils ont vécu en Grèce durant trois ans, mais les conditions étaient trop difficiles. Il est venu tenter sa chance en Suisse. En attendant que sa demande soit examinée, il dort, va au marché, s’occupe comme il le peut.

Amir, un Koweïtien d’une quarantaine d’années s'est enregistré au CFA avec sa femme et ses quatre enfants après avoir vécu en Grèce durant trois ans. En attendant que sa demande soit examinée, il dort, va au marché, s’occupe comme il le peut.
Photo: Dom Smaz

Revenir un jour

A bord du Littorail, tram reliant Neuchâtel à Boudry, Mathilde Michaud, 18 ans, doudoune blanche sur le dos et cheveux bouclés qui encadrent son visage, raconte avoir subi du harcèlement dans les transports en commun. «C’est vrai que je ne me sens pas toujours en sécurité. Surtout en été, je me fais embêter. Il y a des regards insistants, on vient me parler, me toucher l’épaule, mais ça ne m’a pas traumatisée. Aujourd’hui, c’est plus rare, notamment grâce à la présence des Securitas.» Elle poursuit: «Si j’ai peur? Non, c’est juste chiant. Et ça me saoule qu’on fasse des généralités. La plupart du temps, ça se passe très bien avec les requérants.»

A bord du tram, Mathilde Michaud, 18 ans, confie avoir subi du harcèlement. «Il m’est arrivé de ne pas me sentir en sécurité, mais je ne veux pas céder aux généralités. La plupart du temps, ça se passe bien avec les requérants.»
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Justine Fortin, elle, n’en pouvait plus du harcèlement quotidien. A tel point qu’elle a pris la décision radicale de quitter Boudry pour déménager à Cormondrèche. «Ça m’a fait mal au cœur, admet la jeune femme de 25 ans en sirotant son coca au Code Bar, petit établissement du centre de village. J’ai quitté tout ce que je connaissais depuis petite. Mais je dois penser à mon futur; si j’ai des enfants, je n’ai pas envie qu’ils grandissent dans cet environnement.»

Excédée par le harcèlement subi quotidiennement dans les transports en commun, Justine Fortin a pris une décision de radicale: quitter Boudry pour s’installer à Cormondrèche.
Photo: Dom Smaz

Elle raconte ses trajets de bus en fixant ses pieds pour ne pas attirer l’attention. La fois aussi où, la peur au ventre, elle a été suivie pendant une quinzaine de minutes par cinq personnes jusqu’à son domicile. Et de rappeler qu’elle ne veut «pas mettre tout le monde dans le même bateau. C’est une infime minorité qui cause des problèmes. Je suis pour accueillir des personnes qui ont vraiment besoin d’un refuge, pas ceux qui profitent du système d’asile.»

Elle regarde par la fenêtre. Deux agents de sécurité effectuent une ronde. «Ils tournent tout le temps. C’est quand même une drôle d’ambiance.» Ses yeux pétillent. «Je sais qu’un jour je reviendrai.»

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