La souveraineté en péril?
Le juriste suisse de la CEDH qui a condamné son propre pays s'explique

La condamnation de la CEDH envers la Suisse a surpris en donnant raison à l'association des «Aînées pour le climat». Le juriste suisse Andreas Zünd, qui siège à Strasbourg, fait partie des 17 juges qui ont sanctionné la Confédération. Interview.
Publié: 14.04.2024 à 18:06 heures
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Dernière mise à jour: 14.04.2024 à 18:13 heures
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Reza Rafi et Cécile Rey

Cette décision juridique a stupéfié la Suisse. Mardi, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamné la Confédération helvétique. Ce verdict est d'ores et déjà considéré comme historique. Les vainqueurs sont les «Aînées pour le climat», une association d'environ 2500 femmes, organisée et cofinancée par l'organisation environnementale Greenpeace.

Andreas Zünd, qui a succédé à Helen Keller, est depuis 2021 le juge suisse à la CEDH. Il fait partie des 17 juges qui se sont prononcés contre la Suisse dans cet arrêt. L'homme, membre du Parti socialiste et ancien juge fédéral, polarise. Jeudi, Blick a reçu le juriste pour un entretien. 

Monsieur Zünd, beaucoup de suisses vous qualifient aujourd'hui de militant, qu'en pensez-vous?
Ce n'est pas une déclaration de fond, mais une simple attaque. Ce terme est utilisé pour discréditer les juges qui prennent les droits des personnes au sérieux. Ce genre de propos ne m'atteint pas. 

L'association des «Aînées pour le climat» a déposé une plainte auprès de la Cour européenne des droits de l'homme parce que la Suisse n'en fait pas assez pour la protection du climat – et elle a obtenu gain de cause.
Photo: keystone-sda.ch
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Cette décision signifie-t-elle que la justice suisse ne prend pas les droits des citoyens au sérieux?
En 2016, l'association des aînées pour le climat s'est adressée au gouvernement suisse pour lui reprocher que la loi sur le CO2 n'était pas ou pas assez appliquée en Suisse. Le département n'a pas donné suite à cette demande. L'autorité a répondu: «Nous ne nous occupons pas du contenu de ce reproche.» Le Tribunal administratif fédéral et le Tribunal fédéral ont fait de même. La CEDH a, quant à elle, pris les reproches au sérieux.

Comment expliquez-vous cette condamnation envers la Suisse?
Bien que la justice suisse fonctionne généralement bien, il peut arriver que des personnes qui se battent pour leurs droits ne soient pas suffisamment prises au sérieux. Cela peut être une violation de l'article 6 de la Convention des droits de l'homme, c'est-à-dire du droit à un procès équitable. Ici, l'accès au tribunal n'a pas été accordé dans le cadre d'un litige portant sur le droit suisse en vigueur.

Comment se fait-il que des décisions d'autorités démocratiques suisses représentent, dans cet arrêt, des violations des droits de l'homme pour la CEDH?
Les autorités sont démocratiquement légitimées à prendre des décisions, pour autant qu'elles ne soient pas contraires au droit. Ici, la loi suisse sur le CO2 n'a pas été respectée. Et les obligations découlant de l'Accord de Paris sur le climat n'ont pas non plus été mises en œuvre à temps et de manière suffisante. C'est une violation d'un traité international que le Parlement a approuvé et que le Conseil fédéral a ratifié. On ne peut donc pas dire que la CEDH a statué contre le législateur démocratique suisse. C'est plutôt l'inverse: la CEDH dit que le droit adopté démocratiquement doit être respecté.

Comment toutefois peut-on imputer à la Suisse une telle responsabilité? Par exemple, lorsqu'une personne âgée a du mal à dormir en été à cause de la forte augmentation des températures, peut-on tenir la législation suisse comme responsable?
Tout d'abord, la Cour n'a justement pas reconnu la position de victime des individus, mais seulement celle de l'association. De nombreuses personnes seront touchées par le changement climatique. La CEDH part du principe que de telles organisations sont représentatives de toutes les personnes concernées. Mais pas des personnes individuelles dont la santé est affectée comme dans l'exemple que vous venez de donner.

Tous les pays sont responsables des émissions globales de CO2. C'est maintenant au tour de la Suisse. Pensez-vous que cela représente une décisions arbitraire?
Cet arrêt concerne la Suisse. Mais cela concerne tous les États du Conseil de l'Europe. L'arrêt de la Cour est contraignant pour le pays qu'il concerne. Il interprète le droit à la vie privée et l'applique au changement climatique. Cette interprétation doit également être respectée par les autres États membres. En ce sens, la Suisse a simplement le lead, mais l'arrêt concerne tout le monde.

Dans l'arrêt, le terme «démocratie directe» apparaît deux fois. Pensez-vous que vos collègues juges connaissent suffisamment le système politique suisse?
La fonction première du juge national est d'attirer l'attention des autres juges sur de telles particularités nationales qu'ils ne connaissent peut-être pas. Et vous pouvez être assurés que c'est ce que j'ai fait.

Sur les 17 juges, seul le Britannique a voté contre le point décisif. Comment expliquez-vous cela?
La violation de l'article 6, c'est-à-dire l'absence d'accès aux tribunaux suisses, a fait l'unanimité. C'est également l'avis de notre collègue britannique Tim Eicke. En revanche, il n'a pas été d'accord avec la violation substantielle de l'article 8, du droit à la vie privée. Il a considéré la matière plus du point de vue de la procédure que du contenu. C'est tout ce que je souhaite dire à ce sujet. Je ne peux pas commenter le point de vue de mon collègue.

Le professeur de droit international Andreas Müller a déclaré dans les journaux de Tamedia que la CEDH avait «un peu déplacé la frontière entre le droit et la politique». Peut-on dire qu'elle a franchi la limite de la séparation des pouvoirs?
Monsieur Müller a dit en premier lieu qu'il ne s'agissait pas d'un jugement politique. Si des droits sont violés, les juges doivent intervenir. C'est une action judiciaire normale. Permettez-moi de vous expliquer encore quelque chose à ce sujet.

S'il vous plaît.
Il y a des obligations négatives et des obligations positives. Par exemple, l'obligation négative de ne pas tuer ses semblables ou de ne pas leurs nuire. Mais il y a aussi des obligations positives: l'État a l'obligation positive de protéger la vie et la santé des citoyens. Ne pas agir peut aussi être une violation du droit. Cela reste du droit et ce n'est pas de la politique.

Cet arrêt contraint la Suisse à prendre des mesures pour atteindre plus rapidement les objectifs climatiques fixés par l'Accord de Paris. Pourtant, la Suisse ne voulait pas de telles mesures et cela s'est notamment manifesté dans sa politique intérieure. Peut-on lire ça comme une forme d'intervention dans la politique suisse?
Une telle impression peut naître. Mais l'arrêt n'oblige pas à prendre certaines mesures. Celles-ci relèvent de la responsabilité des États membres. L'arrêt n'est pas une ingérence dans le processus démocratique, mais il attire l'attention sur le fait qu'une obligation juridique n'a pas été suffisamment assumée.

Que se passe-t-il si la Suisse n'atteint pas ces objectifs?
S'ensuit alors l'obligation de continuer à agir. La Suisse est totalement libre dans le choix des moyens. Mais elle devra rendre compte au Comité des ministres, composé des 46 ministres des Affaires étrangères du Conseil de l'Europe, en lui remettant un rapport. Le comité décidera alors si l'arrêt est appliqué ou non.

Est-il possible que le Comité des ministres dise que cela ne suffit pas?
Oui, cela arrive. Les rapports ne sont pas automatiquement acceptés. Il y a même des cas extrêmes où l'on en arrive à une nouvelle procédure. Si une majorité des deux tiers du Comité des ministres, après des tentatives infructueuses et des mises en demeure, parvient à la conclusion que la partie contractante refuse de se conformer à l'arrêt, l'affaire peut être renvoyée une nouvelle fois devant le tribunal.

Il pourrait alors y avoir une nouvelle condamnation?
Théoriquement, oui.

L'arrêt n'est donc contraignant que pour la Suisse? Pour les autres membres, il s'agit simplement d'un «guide»?
C'est à peu près ce que l'on peut dire.

Supposons qu'une initiative populaire demandant la construction de trois nouvelles centrales à charbon soit acceptée en Suisse. Une telle décision serait en contradiction avec votre jurisprudence. Peut-on lire cela comme une perte de souveraineté?
Les États ne peuvent atteindre certains objectifs qu'ensemble. C'est d'ailleurs la raison pour laquelle la Suisse conclut des accords auxquels elle attend que les autres États se conforment également. La souveraineté ne signifie pas que l'on ne doit pas respecter le droit et les accords que l'on a conclus avec d'autres pays.

Ce verdict fait un cadeau à l'UDC et à sa mission contre de nouveaux rapprochements avec l'Union européenne. Craignez-vous ce que cette décision pourrait déclencher sur le plan politique?
(Rires) Je vois beaucoup de choses. Seulement, ce n'est pas pertinent pour la justice.

Pourquoi pas?
Lorsqu'il s'agit de décider s'il y a eu violation de la Convention des droits de l'homme, la question de savoir quels pourraient être les effets sur un débat politique dans un autre domaine n'est pas pertinente. En tant que juge, on ne se préoccupe pas de politique.

Lorsqu'il est question de violations des droits de l'homme, il est par exemple courant de penser aux actes de torture et non aux décisions des autorités fondées sur un État de droit dans une démocratie ouverte. Que pouvez-vous dire de cette dichotomie?
Il existe bien sûr des «core rights», c'est-à-dire des droits fondamentaux comme l'interdiction de la torture. Mais il y a aussi des droits de l'homme qui n'atteignent pas un seuil aussi dramatique. C'est le cas de la liberté de réunion ou de la liberté d'expression. Ils sont essentiels au bon fonctionnement d'une démocratie. L'atteinte au droit à la vie privée en raison du changement climatique est un défi d'un genre nouveau, qui relève des droits de l'homme. 

Des politiques comme le conseiller aux États PLR, Andrea Caroni, demandent que ce soit à l'avenir le Parlement et non le Conseil fédéral qui désigne le juge suisse à Strasbourg.
Monsieur Caroni n'a pas tout à fait raison.

Pourquoi ?
Le Conseil de l'Europe exige que les gouvernements présentent une liste de trois candidats. L'Assemblée parlementaire procède à cette sélection. Au niveau national, la proposition doit reposer sur un processus transparent. En Suisse, c'est exactement ce que M. Caroni demande. La Commission judiciaire de l'Assemblée fédérale et la Délégation parlementaire du Conseil de l'Europe, toutes deux membres de notre Parlement, examinent les candidats sur la base, entre autres, d'une audition. Ils transmettent ensuite leur proposition au Conseil fédéral. Le Conseil fédéral pourrait théoriquement s'en écarter, mais il ne l'a jamais fait jusqu'à présent.

Vous êtes en fonction depuis 2021. Aujourd'hui, un vent rude souffle contre vous. Comment vous sentez-vous?
Je me porte à merveille. Cela fait partie de mon travail que tout le monde ne soit pas toujours d'accord avec moi. Ce n'est pas grave.

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