Le double de ce qu'exige la loi
Derrière la hausse des primes, le scandale inouï des réserves

Les caisses maladie, surdotées de réserves, font porter l’entier de l’inflation et des coûts post-pandémie aux assurés. Certains se retrouveront à la rue. Face à un lobbyisme qui bloque toute réponse, une seule solution: que les citoyens votent.
Publié: 29.09.2022 à 15:18 heures
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Dernière mise à jour: 29.09.2022 à 18:07 heures
Myret Zaki

Comment les primes peuvent-elles augmenter si fortement alors que les caisses maladie croulent sous les réserves excédentaires? Telle est la question. Les primes des assurances maladie vont connaître une hausse de 6,6% en moyenne en Suisse en 2023. Cette hausse intervient après 125% d’augmentation en 20 ans, qui était 4 à 5 fois supérieure à la progression des salaires sur la même période.

Ce qui rend ces hausses toujours plus intolérables, c’est qu’en face, les réserves des caisses maladie sont bien plus élevées que nécessaire. Placées en Bourse, elles ont profité à plein de la forte hausse des marchés boursiers en 2020 et 2021, mais elles n’ont remboursé que des miettes. En janvier, les caisses disposaient de plus de 12 milliards de francs de réserves, soit le double de ce qu’exige la loi.

La question est: comment ces entités privées ont-elles pu décider d’une augmentation d’une telle ampleur, quand l’inflation subie par la population atteint 3,5%, et alors qu’elles auraient pu utiliser leurs excédents? L’an dernier, c’est en puisant (légèrement) dans leur surplus de réserves que les caisses avaient pu baisser les primes. Mais la baisse n’avait été que de 0,2%, ce qui la rend 33 fois plus insignifiante que la hausse exigée en 2023.

Ces augmentations injustifiées se font au nez et à la barbe de la population.
Photo: Getty Images

L'exception qui confirme la règle

L’année 2022 n’était que l’exception qui confirme la règle: cette année, malgré des réserves qui dépassent toujours les exigences légales, la hausse des primes annulera complètement le «geste» modique de l’année passée et équivaudra à plusieurs années d’augmentation d’un coup.

Toute l’inflation, ainsi que la hausse des coûts de la santé, en plus d’une marge pour la baisse des marchés de cette année, seront intégralement reportées sur les assurés. Aucun geste de la part des caisses n’est concédé. Sans transparence, sans justifications valables, sans divulgation de chiffres complets, les caisses ont fait leurs calculs propres, qui aboutissent à faire porter intégralement à la population cette hausse d’ampleur inédite, sans toucher à un centime de leurs réserves pour en atténuer l’effet.

De répartir l’effort, il n’est pas question. Poutant, on sait que pour nombre de ménages, les primes grignotaient déjà plus de 20% de leur revenu disponible. A présent, la charge deviendra insupportable pour beaucoup et fera exploser le nombre de ménages touchant des subsides à l’assurance maladie, nombre qui avait déjà doublé depuis 1996. Mais l’aide sociale pourrait elle aussi manquer: ces dix dernières années, 20 cantons sur 26 n’ont pas augmenté, mais ont réduit leurs subsides aux primes-maladie, parfois massivement. Certains se retrouveront à la rue. Les finances publiques sont mises à mal à force de se substituer aux caisses privées. Où est-ce que cela laisse la responsabilité sociale de ces caisses, et quels comptes rendent-elles aux citoyens?

La question suivante, c’est à quoi servent ces réserves? C’est là que le bât blesse. Les caisses maladie justifient leur niveau record par le risque d’événements exceptionnels. Or il y en a eu deux, d’événements exceptionnels: la pandémie du Covid, et l’inflation la plus élevée depuis 30 ans. Incroyablement, même lors de la pandémie, cas qui exigeait clairement l’utilisation de ces réserves, ce sont les cantons et la Confédération qui ont payé les coûts de santé supplémentaires. C’est-à-dire le contribuable. Pas un centime des réserves n’a été utilisé.

Aujourd’hui, les caisses font payer les coûts de santé post-pandémie à la population, sans aucun souci pour leur situation financière fragilisée. Leurs réserves, qui ont explosé en 2020 et 2021, n’ont donc jamais servi à soulager la population, alors qu’elles n’ont d’autre raison d’être que celle-ci, car c’est l’argent des assurés. Difficile de ne pas y voir un vaste scandale.

Lobbyisme intense

Comment expliquer une telle impunité des caisses, qui refusent de partager l’effort? Par le lobbyisme intense des acteurs concernés à Berne. Un lobbyisme qui ne connaît pas de contrepoids opérant, comme on peut le constater tous les jours. Des politiciens dénoncent certes régulièrement ce phénomène (et leurs propos restent mesurés et en-deçà de la réalité).

Mais ensuite? Rien ne se passe. Pourtant, ces réserves ne peuvent être le jouet d’enjeux privés. Ce sont les surplus de primes déboursées par les assurés durant toutes ces années, que les caisses ont pu placer en Bourse pour les faire fructifier. Ces placements ont généré, surtout pendant la crise du Covid, des gains faramineux grâce à la planche à billets des banques centrales. Ces gains inespérés n’ont pas à être réquisitionnés.

Le gouvernement? Aussi responsable

Le Conseil fédéral a clairement sa part de responsabilité. Il s’est opposé à la motion du conseiller national tessinois Lorenzo Quadri (Lega), qui voulait l’an dernier rendre la réduction des réserves obligatoires, et qui avait obtenu le soutien de l’ensemble du Conseil national. Le Conseil fédéral a aussi rejeté l’initiative sur l’allègement des primes. Certes, Alain Berset s’est lui-même battu pour que les caisses réduisent leur réserves. Mais l’ordonnance qu’il a modifiée en juin 2021 rate son but. Elle laisse aux assureurs le soin de réduire ou non leurs réserves, sur base volontaire.

Résultat, une majorité d’assureurs n’a procédé à aucune réduction de réserves. Autant dire que c’est un coup d’épée dans l’eau, et que le souci de l’intérêt général n’est pas bien protégé. Certes, quelques caisses comme le Groupe Mutuel ont joué le jeu en baissant sur base volontaire leurs réserves. Au total, les caisses au niveau suisse les ont réduites de 380 millions en 2022. Mais au plan global, le geste est minuscule. Cela ne représente pas plus de 1% du volume global des primes, et 3% de l’ensemble des réserves. En outre, si c’est pour venir cette année avec une hausse de 6,6% des primes, à quoi bon les expédients de 2022?

On ignore l'essentiel

Mais le plus grand problème vient sans aucun doute du Conseil des Etats, la chambre haute du parlement, qui est noyautée par les intérêts des caisses maladie. Plusieurs conseillers d’Etat sont en même temps liés à des groupes d’assurances maladie, comme Curafutura (association des assureurs-maladie), Groupe Mutuel, CSS ou RVK. C’est même le président Curafutura qui, mi-septembre, a agi en tant que rapporteur de la Commission de la sécurité sociale et de la santé publique (CSSS), au sein du Conseil des Etats, pour enterrer la motion Quadri.

Les conflits d’intérêts sont si criants, et les protestations si faibles ou inopérantes, que l’on en est réduits à subir une gouvernance totalement dépassée, qui se perpétue en 2022, au nez et à la barbe de la population. Si les liens d'intérêts avec les caisses maladie sont connus, car ils doivent être déclarés, on ignore l’essentiel: à savoir quels montants touchent ces représentants de la part des caisses dont ils défendent si bien les intérêts. Là aussi, en raison du lobbying qui a fait échouer les projets de lois visant à obtenir une réelle transparence.

En juin de cette année, le conseiller national PLR Philippe Nantermod a tenté à son tour de remédier à ce vaste déséquilibre. Il a obtenu le soutien du Conseil national pour son initiative parlementaire visant à plafonner les réserves à 150% du minimum exigé. Ses prises de positions en faveur de la réduction des réserves sont louables, mais à nouveau, il y a fort à parier que le Conseil des Etats y fera échec. Ce blocage systématique ne peut pas se poursuivre de la sorte, avec répétition du même schéma ad aeternam. La démocratie suisse doit représenter les intérêts de l’ensemble des Suisses et en tous les cas de leur majorité. Or avec ce fonctionnement, on arrive aux limites mêmes du mot démocratie.

Baisse des Bourses

Un argument à entendre du côté des caisses, est la nécessité de se protéger du recul des marchés financiers cette année. La Bourse suisse a déjà perdu 23% cette année, et la fin des planches à billets signifie la fin du miracle boursier auquel beaucoup d’investisseurs s’étaient habitués. Désormais, les Bourses ne font pas que monter. Elles baissent aussi.

Gros choc. Très bien, mais comment les caisses justifient-elles cette asymétrie, qui a consisté pour elles à profiter à plein de hausse phénoménale des marchés des deux dernières années sans rien rendre ou presque, quand le pays avait le plus besoin des réserves? Qu’est-ce qu’une baisse de primes de 0,2% quand les réserves ont profité durant 2 ans de marchés boursiers en hausse parabolique (+20% en Suisse et +50% aux USA), où est le retour pour la population?

De même, cette année, pourquoi thésauriser démesurément alors que les réserves actuelles, constituées grâce à deux ans d’euphorie boursière sans précédent, couvre déjà très largement ce risque? Et comment justifier de ne pas utiliser une partie pour participer aux effets de l’inflation? Qui a dit qu’elle devait être reportée intégralement sur les assurés? La plupart n’ont pas, comme les caisses, profité de la hausse des marchés et ne sont aucunement couverts, contrairement à ces dernières.

L’argument des marchés reflète une pesée d’intérêts inéquitable. C’est un calcul asymétrique qui se fait au détriment de l’intérêt public. Ces réserves, rappelons-le encore une fois, ne sont là que pour soulager la population. Si elles échouent dans ce rôle qui est le leur, elles perdent leur légitimité. Le fait qu’elles appartiennent légalement aux caisses ne doit pas faire oublier qu’elles appartiennent politiquement aux assurés.

Un niveau de réserves indéfendable

Face à cette hausse de primes sans précédent, ce niveau de réserves devient donc indéfendable. Tout comme la rente de situation des caisses maladies privées, qui participe de ces vastes mouvements de redistribution du bien public vers le privé. On cesse de disposer de son propre argent. Si l’on considère que la prime est un impôt obligatoire, cet impôt doit être géré par une instance contrôlée démocratiquement. Faute de quoi, on arrive à la dérive que l’on connaît à présent.

La conséquence de cette dérive est que les citoyens paient trop de primes, qui s’accumulent mais ne ressortent plus (ou très peu), restant en majorité inutilisées, même lors des crises historiques comme le Covid. Dès lors, la population paie à triple ou au quadruple: en cotisant aux caisses, en finançant les aides publiques et les subsides par ses impôts, et en supportant les intérêts de la dette de l’Etat (qui doit se substituer aux caisses via les aides et subsides, et aux entreprises qui n’ajustent pas les salaires et ne participent pas aux primes des employés).

Une seule solution: que le peuple soit consulté pour tout ce qui concerne l’utilisation des réserves des caisses maladie. Qu’il se prononce par voie d’initiative sur les différentes manières de réformer le financement de la LaMal, afin d’enrayer une dérive devenue trop visible pour que, passé le moment d’indignation, on paie et on oublie. On est face à un impôt qui est perçu par des entités privées, non supervisées démocratiquement et relativement opaques. C’est un de ces partenariats public-privé dont la principale victime est l’intérêt général. La balle est dans le camp des assurés et des citoyens.

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