Patrick Hofstetter, expert climat du WWF
«Nous n'avons pas besoin d'une politique zéro viande pour l'instant»

Pour limiter le réchauffement climatique à 1,5 degré, chaque personne doit émettre 2 tonnes de CO2 par an. Impossible en Suisse actuellement, même pour le plus écolo des écolos. L'expert climat du WWF nous éclaire sur l'utilité des actions individuelles. Interview.
Publié: 05.04.2024 à 08:14 heures
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Dernière mise à jour: 05.04.2024 à 15:11 heures
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Lucie FehlbaumJournaliste Blick

Les glaciers fondent, les températures augmentent, les océans montent... On le sait. Pourtant, prendre acte, à titre personnel, des conséquences du réchauffement climatique revient à regarder Massacre à la tronçonneuse en se bouchant les yeux: on veut voir, mais pas trop.

Les résultats du sondage de Blick, réalisé par M.I.S Trend, sont édifiants. La moitié des Romands pense que la responsabilité d'agir pour l'écologie repose surtout sur l'État et les entreprises. Une vaste majorité n'est pas prête à abandonner ses privilèges, comme manger de la viande, conduire, acheter des habits neufs.

Un sondage, quatre épisodes

Les résultats du sondage de Blick, réalisé par M.I.S Trend, sont éclairants: 12% sont d'accord d'en faire «beaucoup», 52% «assez». À l'opposé, 10% ne changeront pas du tout de comportement, 26% «pas vraiment». Plus de la moitié pense que la responsabilité d'agir pour l'écologie repose avant tout sur les entreprises et l'État. Les individus (20%) et les ultra-riches (17%) sont moins pointés du doigt. 

Nous vous proposons une plongée dans ces données représentatives en quatre volets:

Les résultats du sondage de Blick, réalisé par M.I.S Trend, sont éclairants: 12% sont d'accord d'en faire «beaucoup», 52% «assez». À l'opposé, 10% ne changeront pas du tout de comportement, 26% «pas vraiment». Plus de la moitié pense que la responsabilité d'agir pour l'écologie repose avant tout sur les entreprises et l'État. Les individus (20%) et les ultra-riches (17%) sont moins pointés du doigt. 

Nous vous proposons une plongée dans ces données représentatives en quatre volets:

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Une posture compréhensible, quand on sait que pour respecter l'Accord de Paris, et donc limiter le réchauffement climatique à +1,5°C, chaque humain devra émettre 2 tonnes de CO2 au maximum par an en 2050. Blick a passé le test de l'empreinte carbone proposé par le WWF sur son site.

Patrick Hofstetter, expert climat et énergie au WWF, estime que notre impact sur l'environnement dépasse largement le cadre de notre foyer. Nos votes, placements bancaires et prises de position au travail sont aussi essentiels.
Photo: KEYSTONE/DR

On y a répondu par l'absurde, soit en choisissant les «meilleures réponses» ou les plus vertes. Exemples de notre mode de vie «parfait», inventé dans le cadre de ce test: on vit à huit dans moins de 30 m2, on mange végan, on ne prend jamais l'avion, on chauffe notre logement, dont on est propriétaire, à 17 degrés en hiver. Et tout ça pour émettre... 3,15 tonnes de CO2 par année!

Les actions individuelles sont-elles donc parfaitement inutiles? Blick a posé la question à l'expert climat et énergie du WWF, Patrick Hostetter. Il explique notamment d'où viennent ces 3,15 tonnes. Interview.

Patrick Hofstetter, en trichant au questionnaire du WWF, j'émets encore trop de carbone. En gros, je pollue rien qu'en existant?
Exactement. Le gouvernement suisse offre un vaste ensemble de services. Vous bénéficiez d'un système de santé, d'un système scolaire. Vous avez l'armée, la police. Il y a des routes et des trottoirs, il faut les construire et les entretenir. Cet ensemble de services émet actuellement environ 3 tonnes de gaz à effet de serre par personne et par an.

Nous sommes donc tous impuissants?
La loi climat, votée en juin 2023, demande aux entités publiques d’atteindre zéro émission nette d'ici à 2040. Cela a été formulé d’une manière un peu ouverte, mais tout de même. Ces 3,15 tonnes devraient donc disparaître dans 16 ans, si la loi est appliquée. Tous ceux qui ont voté en faveur de cette loi ont contribué à traiter ce problème des 3 tonnes «résiduelles». Ils ont agi au-delà de leur foyer.

Patrick Hofstetter, expert climat et énergie au WWF.
Photo: KEYSTONE

Quel pourcentage des efforts à fournir repose sur les individus? Le groupe d'experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avance 25%.
Pour le WWF, ce n’est pas le bon pourcentage, ni la bonne théorie pour comprendre cet effort.

Quelle est la bonne théorie, dans ce cas?
Toutes les règles qui ont conduit au recours à l'énergie fossile viennent de l'humain. Ainsi, c'est à nous, humains, de résoudre les problèmes que nous avons créés. Si nous ne considérons que les décisions des ménages, l'influence sur les changements est peut-être de 25 %. Mais nous sommes aussi des votants, parfois des travailleurs, peut-être même des dirigeants d’entreprises. Nous jouons de nombreux rôles dans la vie. Notre influence est plus grande que les seules émissions de notre mode de vie. La manière dont on vote, élit ou investit notre troisième pilier, tout cela a une influence.

Ne faudrait-il pas mentionner, dans votre calculateur d'empreinte carbone, que les actions individuelles ne représentent qu’une partie de la lutte contre le réchauffement?
Lorsque vous terminez l’exercice, vous pouvez lire des conseils pour restreindre les émissions que vous émettez, selon notre calculateur. Il est très rare que quelqu'un obtienne trois tonnes, uniquement parce qu'il n'est guère possible d’être parfait dans tous les domaines. Dans les zones rurales, la voiture est perçue comme indispensable, ou encore, les locataires n’ont pas la possibilité de changer leur système de chauffage… Mais vous êtes encouragé à persévérer, et le poids des institutions et des services publics est mentionné.

Qui doit faire les plus gros efforts, alors? Les États? Les industries?
J'aime cette question. Le climat, l'atmosphère, sont un bien commun. L'État, via les règles qu'il fixe, a la responsabilité principale d'agir. C'est lui qui peut changer les règles du jeu pour s'assurer que nous arrêtons de brûler des combustibles fossiles, des forêts. Et pour que l'État ait le courage de fixer ces règles et d'assumer cette responsabilité, il est extrêmement important qu'un grand nombre de personnes et d'entreprises, entre autres, se comportent déjà volontairement selon les nouvelles règles, bien qu'elles ne soient pas encore en place. Parce que le Parlement ne fait que ce qu'il pense que les gens sont déjà prêts à faire.

En moyenne, pour atteindre les objectifs de l’Accord de Paris, de combien de tonnes doit-on réduire les émissions de gaz à effet de serre, à l'échelle globale?
Lorsque l'Accord de Paris a été signé, en 2015, il prévoyait des émissions nettes nulles dans la seconde moitié de ce siècle. Cet objectif a été légèrement révisé pour dire que 2050 serait probablement le bon moment pour y parvenir. Nous nous trouvons aujourd'hui à une concentration de CO2 de 420 parties par million dans l'atmosphère. Sur un million de molécules d'air, 420 sont donc du CO2. Le seuil de sécurité en termes de concentration de CO2 à long terme est de 350. Nous devons revenir au seuil de sécurité.

Combien de tonnes de CO2 devons-nous donc cesser de produire?
Aujourd'hui, dans le monde, nous émettons environ 50 gigatonnes de gaz à effet de serre par année. Heureusement, la moitié de ces émissions est absorbée par les océans, les forêts et le sol. Il n'en reste donc que la moitié dans l'atmosphère. Ces émissions restantes font que la concentration atmosphérique augmente chaque année de trois parties par million. À terme, nous devrons réduire, chaque année, cette concentration dans l'atmosphère. Nous devons inverser l'ensemble du système afin que la concentration atmosphérique diminue chaque année et n'augmente plus comme c'est le cas aujourd'hui.

Sachant que ces émissions augmentent en permanence, quelle est, concrètement, l’ampleur du boulot?
Immense. Nous avons besoin d'une élimination plus ou moins complète des combustibles fossiles. En outre, nous devons réduire les émissions provenant du traitement des déchets, de l'agriculture, etc. Pour compenser ces émissions restantes, nous devons parvenir à des émissions négatives. Il peut s'agir de solutions basées sur la nature, comme je viens de le mentionner, avec les océans, les forêts et les sols, ou de moyens techniques pour capter le CO2 dans l’air.

Des actions concrètes sont-elles en marche?
De nombreux pays font de grands pas dans cette direction. L'Union européenne vient plus ou moins de décider de réduire ses émissions de 90 % d'ici à 2040. Elle devrait donc déjà être très proche de cet objectif.

Voyant que l'on ne peut pas, à titre personnel, descendre plus bas que 3,15 tonnes d'émissions de CO2 par an, certaines personnes ne risquent-elles pas d’adopter l’attitude du «foutu pour foutu», et moins agir?
La façon dont vous interprétez votre propre résultat peut être très différente. On peut aussi se réjouir de faire mieux que la moyenne. Rien que répondre au questionnaire reflète une volonté d’avoir un mode de vie plus respectueux de l’environnement. Mais je comprends qu’on puisse être découragé, d’autant qu’il y a beaucoup de tâches à accomplir. Ce que nous aimerions que les gens retiennent du questionnaire, c’est l’action citoyenne, plutôt qu’individuelle. Nous voulons les motiver à faire tout ce qu'ils peuvent chez eux, mais aussi à utiliser leur droit de vote et leur droit à la parole sur leur lieu de travail, car c'est un autre domaine où l'on peut exercer une grande influence.

Notre sondage montre que la majorité des gens n’est pas prête à renoncer à ses privilèges. Est-ce que ça vous surprend?
Non, pas du tout. Nos résultats d'enquête sont très similaires, donc nous savons comment les gens fonctionnent. En se projetant, les personnes ne peuvent pas imaginer changer. Et pourtant, c’est étonnant de voir à quelle vitesse elles changent et s’adaptent à de nouvelles situations. Les humains sont réfractaires au changement, quel qu’il soit, et pire encore lorsqu’il s’agit de leur mode de vie. Imaginez si vous aviez demandé à vos parents, il y a 20 ans, de se débarrasser de leur téléphone fixe!

Les protéines végétales sont en vente partout, le choix est varié, cependant, une vaste majorité ne veut pas cesser de manger de la viande. Comment gérer ce thème culturel ultra-sensible?
Pour ce qui est de l'alimentation, je dirais que ce sera un long voyage. D'un autre côté, lorsque je vois des amis dont l’adolescent décide de devenir végétalien, l'impact sur la consommation de viande du foyer est immense. Ils commencent à penser aux menus, aux types de cuisine…

Serons-nous forcés d’adopter une alimentation végétarienne, voire végane?
J'espère qu'il s'agira d'une transformation volontaire. Mais un changement de régime alimentaire est nécessaire. Nous voyons toutes ces protéines alternatives que l’on peut acheter sous des formes plus attractives qu’il y a cinq ou dix ans. Une énorme transition est en cours. En Suisse, nous avons probablement atteint le point culminant en termes de consommation de viande, elle régresse légèrement. Nous n’avons pas besoin d’une politique zéro viande pour l’instant, mais d’une réduction significative.

C’est donc un statu quo satisfaisant?
Non. Si nous pouvions, en Suisse, retourner au mode alimentaire de nos grands-parents, qui mangeaient de la viande le dimanche —à moins d’appartenir aux classes les plus riches—, nous aurions résolu les trois quarts du problème. La balance est actuellement fragile.

À quel point?
Si certaines populations majoritairement végétariennes décidaient de changer et de manger de la viande, nous serions tous perdus. Nous perdrions toutes les forêts restantes, au profit de la production de viande. La consommation de produits végétaux, tels que les légumineuses, les noix et les légumes, doit être encouragée, et cela passe aussi par les coûts.

Des prix plus attractifs changeraient-ils la donne?
Nos pères et nos grands-pères ont construit le système auquel nous sommes habitués: les combustibles fossiles sont le moins cher possible, car hautement subventionnés, à hauteur de 7000 milliards de dollars pour les 22 derniers subsides. Les légumes bio sont plus chers que la viande. Si la tendance s’inversait, les gens adapteraient leurs habitudes sans même y réfléchir.

Au-delà du confort personnel, observez-vous une forme de peur d’accepter un monde qui change de manière déplaisante?
Votre analyse est intéressante. Nous pensons que vivre en Suisse aujourd'hui est probablement ce qu'il y a de mieux. Par conséquent, si vous changez quoi que ce soit, il s'agira par définition d'un revers pour le mode de vie. Nous disposons de plus d'informations que jamais sur ce qui se passe à l'extérieur, mais nous ne voulons pas y jeter un coup d'œil. Si nous étions prêts à en tenir compte, nous devrions changer quelque chose dans notre façon de nous comporter, de décider, et peut-être aussi dans notre mode de vie.

En somme, nous ne sommes pas prêts au vrai changement?
C'est en quelque sorte la première fois de notre vie que nous le ferions. Nous partons donc du principe que la situation ne peut pas être meilleure, car si c'était le cas, nous l'aurions déjà fait. Nous devons surmonter cette peur du changement, car la vérité est que le présent est en train de se détériorer rapidement. Ne rien changer ne nous garantit donc en aucun cas le niveau de vie actuel.

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