Réforme sur les médicaments
Un toubib craint l'avènement d'une médecine à deux vitesses en Suisse

Les patients atteints de cancer sont souvent à la merci de leur caisse d'assurance maladie lorsqu'il s'agit d'avoir accès à certaines thérapies. Le conseiller fédéral Alain Berset veut abolir ces inégalités. Mais son projet ne convainc pas tous les médecins.
Publié: 08.10.2022 à 06:04 heures
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Dernière mise à jour: 08.10.2022 à 08:39 heures
Sermîn Faki

C’est un cas rarissime. La caisse maladie SLKK a été épinglée par l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) pour avoir refusé au patient cancéreux Karl Riebli-Föhn une thérapie onéreuse. L’homme de 82 ans avait succombé à sa maladie.

Le cas tragique de Karl Riebli-Föhn ne serait pas isolé en Suisse. Certains seraient même encore plus mal lotis, notamment pour les patients atteints de cancers rares. La thérapie que l'Alémanique aurait dû recevoir figurait sur la liste dite des spécialités (LS). On y trouve tous les médicaments qui doivent être payés par la caisse maladie. Si un médicament n’y figure pas, il ne peut être remboursé que dans des cas exceptionnels.

Patients à la merci du bon vouloir des caisses maladie

Or, un tiers des médicaments actuellement prescrits contre le cancer ne figurent pas sur cette fameuse liste. Soit parce que le médicament n’est autorisé que pour un autre type de cancer, soit parce que l’OFSP et le fabricant n’ont pas pu se mettre d’accord sur un prix.

Un tiers des médicaments prescrits aux patients atteints de cancer n'est remboursé qu'après un examen au cas par cas. Les patients se retrouvent à la merci des caisses d'assurance maladie.
Photo: imago/epd
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Dans ces cas de figure, les experts parlent de «domaine off-label». Les patients se retrouvent alors à la merci de leur caisse maladie. Cette dernière décide effectivement au cas par cas si elle prend en charge ou non les coûts souvent élevés d’une telle thérapie. Dans les faits, il est donc tout à fait possible que sur deux femmes ayant reçu par exemple le même diagnostic de cancer du sein, l’une obtienne le remboursement du médicament par sa caisse maladie, mais pas l’autre.

Un projet uniquement «économique»

Une inégalité de traitement que le ministre de la Santé, Alain Berset, veut supprimer en adaptant l’ordonnance sur l’assurance maladie. A l’avenir, la caisse auprès de laquelle un patient est assuré ne devrait plus jouer un rôle déterminant dans l’accès aux médicaments. Tous les patients pourraient se procurer les remèdes prescrits, même s’ils sont rares ou innovants.

Si l’on en croit les médecins, cette bonne volonté du ministre de la Santé n’aurait pourtant pas porté ses fruits. La révision de l’ordonnance sur l’assurance maladie devait améliorer l’équité d’accès, augmenter la qualité des soins et réduire la bureaucratie. Or, «aucun de ces objectifs n’a été atteint», assène Roger von Moos, médecin-chef du service d'oncologie de l’hôpital cantonal des Grisons: «Il s’agit maintenant d’un pur projet d’économies qui met en danger la sécurité de l’approvisionnement et réduit massivement les droits des patients.»

Des exigences trop élevées pour les médicaments rares

Qu’en est-il vraiment? Dans la proposition d’Alain Berset, seuls les médicaments dont une «grande utilité supplémentaire» a été prouvée seront remboursés, y compris dans le domaine off-label. Concrètement, le fabricant doit démontrer que son nouveau médicament est 35% meilleur que ceux déjà présents sur le marché. S’il n’y parvient pas, il risque de subir des baisses de prix considérables pouvant aller jusqu’à 60% de sa valeur initiale, voire ne pas être remboursé du tout.

Pour Roger von Moos, cette exigence est absurde pour deux raisons: premièrement, la recherche pharmacologique connaît rarement des progrès aussi révolutionnaires. Deuxièmement, ces 35% doivent être prouvés par des études. Or, de telles études sont rares pour les maladies peu répandues qui touchent un petit nombre de personnes. Et ce pour une bonne raison: «Si l’on peut déjà prouver de manière préclinique qu’un médicament est efficace, il n’est pas éthiquement défendable de traiter 50% des patients gravement malades avec un placebo, comme on devrait le faire dans une telle étude.»

Le domaine off-label plus lucratif pour les pharmas

Interrogé, l’OFSP écrit que le critère des 35% repose sur des critères d’évaluation reconnus au niveau international et qu’il est déjà pris en compte aujourd’hui. «L’OFSP ne voit pas de changement significatif à cet égard par rapport à l’évaluation actuelle», précise l’office.

Il renvoie en outre à une évaluation réalisée il y a deux ans. Celle-ci avait révélé que certaines entreprises pharmaceutiques n’inscrivent même plus leurs nouveaux médicaments sur la liste des spécialités. Le domaine off-label leur est plus lucratif que le fait de convenir d’un prix avec l’OFSP.

La Confédération augmente la pression

Le nerf de la guerre: une lutte acharnée et incompatible sur les médicaments. D’un côté, les entreprises pharmaceutiques veulent gagner le plus possible avec leurs produits. De l’autre, la Confédération veut que ces mêmes prix soient les plus bas possibles afin de maîtriser les coûts de la santé et de limiter les hausses de primes.

Avec la nouvelle ordonnance, Alain Berset veut augmenter la pression sur les entreprises pharmaceutiques, comme l’admet volontiers l’OFSP. Les réductions de prix ont été choisies «de manière à inciter les entreprises pharmaceutiques à annoncer rapidement leurs médicaments pour une inscription sur la liste des spécialités et à trouver des solutions avec l’OFSP pour cette inscription», écrit-il. En d’autres termes: la clause d’exception doit devenir la moins attractive possible pour que les entreprises pharmaceutiques cèdent plus rapidement lors des négociations de prix.

La menace d’une médecine à deux vitesses

Roger Von Moos en a assez de ces querelles. «La lutte pour les prix et les coûts continue de se faire sur le dos des personnes gravement malades», se désespère le praticien. Il demande que la Confédération revoie sa copie: «Sinon, je dois expliquer à une mère de 36 ans avec deux jeunes enfants qu’elle n’a plus accès à une thérapie parce qu’elle coûte 60’000 francs.»

D’autres, qui ont les moyens de payer eux-mêmes les frais de leurs traitements, pourraient en revanche se faire soigner. «Là, nous sommes clairement dans une médecine à deux vitesses», déplore le médecin.

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