Tensions entre DDC et DFAE
De faux pas en faux pas, Ignazio Cassis agace dans son département

L'ambiance à la Direction de la coopération au développement, rattachée au DFAE, est au plus bas. La raison: Ignazio Cassis n'a pas présenté ses condoléances à un collaborateur endeuillé à Gaza. Mais ce n'est pas le seul point qui fâche.
Publié: 07.04.2024 à 14:01 heures
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Raphael Rauch

La semaine prochaine, l'aide suisse au développement aura l'occasion de se montrer sous son meilleur jour. Le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis sera présent à Bâle pour l'«International Cooperation Forum». La présidente de la Confédération Viola Amherd sera aussi de la partie, en compagnie de la présidente de l'Éthiopie. Le congrès sera placé sous une grande question thématique: «Qu'est-ce que la paix?»

Un peu de paix, le DFAE en aurait justement bien besoin. Car depuis plusieurs années, deux courants s'affrontent entre son secrétariat général et sa Direction de la coopération au développement (DDC), qui lui est rattachée.

Le fossé s'élargit

Certes, le chef du département et la cheffe de la DDC, Patricia Danzi, travaillent ensemble de manière intensive et professionnelle, si l'on en croit du moins le discours en interne. Mais les deux parties se sont éloignées. En 2019, la visite d'Ignazio Cassis dans une mine de Glencore en Zambie est devenue le symbole de ce fossé. Pour le magistrat PLR, ce groupe de matières premières qui pèse des milliards est une preuve de la politique économique extérieure de la Suisse. À la DDC en revanche, nombreux sont ceux qui voient en Glencore une entreprise qui bafoue les droits de l'homme.

Les relations entre le ministre des Affaires étrangères Ignazio Cassis et la directrice de la DDC Patricia Danzi sont tendues.
Photo: Keystone
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Lorsque le Tessinois a fait la promotion de la coopération avec l'économie privée lors d'une conférence au Kursaal de Berne en 2021 et qu'il a déclaré que l'argent n'était «pas sale», il a, là aussi, irrité de nombreuses personnes de la DDC. Certaines déplorent un «tournant néolibéral». 

Mauvaise ambiance

Les tensions entre la direction du DFAE et la DDC sont connues depuis longtemps dans la Berne fédérale. Aujourd'hui, l'ambiance est au plus bas, en raison surtout de la guerre au Proche-Orient. 

Le 7 octobre dernier, le Hamas lançait une attaque terroriste contre Israël. Le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu a ordonné une contre-offensive musclée dans la bande de Gaza. Jusqu'à présent, près de 33'000 Palestiniens ont perdu la vie alors que le Hamas détient toujours des otages israéliens.

Cassis n'a pas présenté ses condoléances

Le 15 octobre, des roquettes israéliennes se sont également abattues sur la maison d'un collaborateur local de la DDC – à Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza. J. A.* (44 ans) a perdu sa femme (43 ans) et deux fils de 18 et 8 ans dans cette terrible frappe. Deux autres de ses enfants ont été hospitalisés.

J. A. travaille pour la DDC depuis 2015. Malgré cela, Ignazio Cassis s'est d'abord abstenu de présenter ses condoléances au veuf et père de famille endeuillé, ce qui a suscité l'indignation du personnel. Un collaborateur expérimenté de la DDC, proche de la retraite, a coordonné une lettre enflammée adressée au ministre des Affaires étrangères: «Tous les crimes commis contre la population civile doivent être condamnés et les responsables traduits en justice.» Et de poursuivre: «Nous vous demandons de présenter vos condoléances à notre collègue pour la tragédie qu'il vit et de dénoncer ce crime aux autorités israéliennes.»

Ce n'est qu'après avoir reçu la lettre incendiaire qu'Ignazio Cassis a présenté ses condoléances au collaborateur endeuillé. Dans une lettre concise, le ministre des Affaires étrangères a souligné: «Soyez assuré de notre soutien.»

Pourtant, J. A. a dû patienter dans la bande de Gaza et craindre pour sa vie jusqu'en décembre dernier. Ce n'est qu'à ce moment-là que le DFAE a réussi, au prix d'efforts considérables, à le faire passer avec ses enfants en Egypte, via Rafah, et à les faire partir par avion pour Abu Dhabi. «Je suis très reconnaissant au conseiller fédéral Cassis et au DFAE pour leur aide», déclare J. A. à Blick.

Maintien du salaire jusqu'en août

Actuellement, le collaborateur vit avec sa fille et son fils dans un camp de réfugiés à Abu Dhabi. «Nous n'avons pas le droit de quitter le site. Les soins sont excellents, mais je me sens enterré vivant. Je ne sais plus quoi faire», indique J. A. La DDC lui a assuré qu'elle lui verserait son salaire jusqu'en août. Et après? «Je veux continuer à travailler pour la DDC», assure J. A. Il préférerait venir en Suisse, mais il n'a aucune chance d'obtenir un visa Schengen. Le DFAE fait savoir qu'il est en contact avec lui: «Pour l'instant, aucune autre information ne peut être donnée.»

La lettre des collaborateurs de la DDC n'est pas le seul courrier à être parvenu à Ignazio Cassis. Blick a reçu un document de représentants du Corps suisse d'aide humanitaire (CSA). Il s'agit d'une association de milice qui envoie des ingénieurs, des experts agricoles et des chercheurs sur la paix à l'étranger. Le CSA demandait au conseiller fédéral de «placer la protection de la population civile au centre» de son travail, car «la Suisse est le lieu de naissance des Conventions de Genève». A l'origine, la lettre devait porter le logo du CSA. Mais le DFAE a exercé des pressions pour qu'il ne soit plus question que de «citoyens engagés» et non plus du CSA. Le logo officiel a dû disparaître.

De quoi attiser la colère à la DDC. Dans un message que Blick s'est procuré, un collaborateur écrit à propos d'un projet: «Le backing politique ne serait pas garanti. Lors d'engagements sur le conflit palestinien, il faut peser mille fois chaque pas et chaque mot.»

De nombreux soupçons

Beaucoup de collaborateurs de la DDC reprochent donc à leur conseiller fédéral ses positions après le 7 octobre. Ignazio Cassis souhaitait savoir si l'argent du contribuable allait dans les mains du Hamas. Il a alors placé toutes les organisations partenaires sous suspicion générale. Plus tard, le Tessinois a annoncé que la Suisse ne collaborait plus avec l'ONG Al-Shabaka/ The Palestinian Policy Network. En 2023, 68'000 francs étaient budgétés pour l'ONG dans le budget de la DDC. La raison de ce clap de fin: le DFAE aurait constaté un «comportement non conforme» dans la communication après le 7 octobre.

Une enquête de la RTS montrent pourtant que le 2 octobre déjà, donc avant l'attaque du Hamas, le DFAE avait mis fin à sa collaboration avec Al-Shabaka pour des raisons budgétaires.

Les soucis financiers ne facilitent pas la situation

Il faut dire que les soucis financiers sont une autre raison du mécontentement au sein de la DDC. Le budget fédéral présente un déficit important. Jusqu'à présent, le Parlement a refusé de payer les milliards versés à l'Ukraine sur la base d'un budget dédié. L'argent doit être prélevé sur le budget ordinaire. Concrètement, cela voudrait dire que la Suisse envoie moins d'argent pour l'Afrique, mais plus pour l'Ukraine. Au total, la Suisse a promis six milliards de francs à cette dernière pour la reconstruction. Le budget fédéral devrait être grevé d'environ 400 millions de francs par an.

Au sein de la DDC et des ONG, ces coupes drastiques suscitent la colère: «La DDC ne se sent pas suffisamment soutenue par le conseiller fédéral Cassis dans les durs débats de politique financière», déclare un diplomate expérimenté. Un initié estime que «le chef de l'armée se comporte comme un huitième conseiller fédéral et dit au Parlement ce dont il a besoin. Si la directrice de la DDC faisait cela, elle perdrait son emploi.»

Pas d'engagement pour un budget plus élevé

Et pourtant, selon un nouveau sondage de l'EPFZ, les Suisses préfèreraient mettre de l'argent dans l'aide au développement plutôt que dans l'armée.

Mais Ignazio Cassis n'en a cure. Le fait qu'il ne se batte pas pour un budget plus élevé frustre de nombreuses personnes au sein de la DDC. Pire encore: après Noël, le conseiller fédéral a demandé la tête d'Andrea Studer, l'adjointe de la directrice Danzi. Elle dirigeait le département le plus important de la DDC à l'heure actuelle et était responsable de dossiers concernant aussi bien l'Ukraine que le Proche-Orient. Selon des sources, Ignazio Cassis souhaitait qu'une personne de confiance occupe ce poste clé.

Aucune déclaration

Le ministre des Affaires étrangères espérait résoudre discrètement la question par une mutation. Mais Andrea Studer a refusé. Comme il n'y avait rien de tangible à lui reprocher, Ignazio Cassis a dû lui verser une indemnité de licenciement fin août, en plus du délai de préavis. D'après les informations de Blick, un recalage en classe de salaire 32 a coûté plus de 250'000 francs au contribuable dans cette affaire. 

Interrogés, ni le conseiller fédéral tessinois, ni la directrice de la DDC ne veulent s'exprimer. Le DFAE fait savoir que «la directrice de la DDC fait partie du comité de la direction du département, ce qui souligne son importance pour le chef du département».

* Nom connu

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