Une victime témoigne
«J’ai été violée, mais la justice a estimé que j’aurais dû me défendre»

Sa plainte pour viol a été classée sans suite. Ce n’est pas ce qui la choque le plus: cette jeune femme en colère, qui témoigne auprès de Blick, dénonce les mythes autour des violences sexuelles qui ont justifié une telle issue.
Publié: 03.11.2021 à 09:42 heures
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Dernière mise à jour: 04.11.2021 à 11:53 heures
16 - Jocelyn Daloz - Journaliste Blick.jpeg
Jocelyn Daloz

Dominique* parle de manière presque détachée de ce qui lui est arrivé: «C'est quasiment devenu un sujet d’étude », dit la jeune femme.

Son histoire remonte à il y a quatre ans. Une soirée très arrosée au domicile d'un homme. Il lui propose à deux reprises d’avoir des relations sexuelles. Elle répond «non». Deux fois. Elle a trop bu. Au point de vomir aux toilettes. Puis elle s’allonge sur le lit dans la chambre à coucher, ne se sentant pas bien. C’est alors qu’il entre dans la pièce, lui ôte ses vêtements, et la pénètre vaginalement. Elle n’a dit ni oui, ni non, ne s’est pas opposée à lui, s’est sentie tétanisée, incapable de réagir.

C’est ce qu’elle racontera aux policiers, en portant plainte près de quatre ans après les faits. Pourquoi si tard? «Parce qu’au bout de quatre ans, j’en souffre toujours», a-t-elle écrit dans une revue féministe qui publie des témoignages de victimes de violences sexuelles. «Au moindre abus de confiance, je suis en miettes. Si par malheur un.e partenaire me fait du mal, je passe des semaines à faire des cauchemars où iel se transforme en mon violeur.»

Dominique nous parle de la colère qu'elle a ressenti lorsque sa plainte a été classée.
Photo: Pierre Ballenegger

«Le flic s'est comporté comme si je venais porter plainte pour un vélo volé»

Elle parle de viol, mais les faits qu’elles relate n’entrent pas dans la définition de l’article 190 du code pénal: l’auteur présumé n’a pas exercé de contrainte. Ce qui lui est arrivé ressemble plutôt à l’article 191: un acte sexuel sur personne incapable de discernement ou de résistance. Si elle a porté plainte, dit-elle, c’est parce qu’elle sentait que c’était «ce qu’on faisait». Mais au fond, elle n’y croyait pas. «On m’a dit que ça irait mieux. Que c’était une étape importante thérapeutique.»

Ce n’est pas ce qu’elle ressent en sortant du poste de police après trois heures de questions. «Le flic s’est comporté comme si je venais porter plainte pour un vélo volé.» Elle nourrit des sentiments particulièrement ambigus envers cette démarche légale: elle ne croit pas que la justice punitive puisse réellement atténuer les souffrances des victimes, ni que la condamnation ne fasse réellement rendre compte aux auteurs la gravité de leurs actes.

«Par colère, j’ai voulu que ça sorte, publiquement, par le seul moyen possible que j’entrevoyais. Et surtout, qu’il le sache. Qu’il se sente en danger.» Mais, conclut-elle amèrement, ça n’a pas marché: «Ça ne lui a pas fait l’effet d’un électrochoc». Il niera les faits devant la police, réfutant qu’il se soit passé autre chose que des relations sexuelles consenties. En un sens, elle comprend presque: «Le processus est violent pour lui aussi: convoqué devant le procureur, avec un avocat, être accusé, devoir se justifier de tout... Ce sont des moments de stress intense où le prévenu a peur, il n'est pas en état de comprendre comment je me suis sentie.»

Photo: Pierre Ballenegger

L'impossible récolte de preuve

Dominique n'est donc pas étonnée lorsqu'elle reçoit l'ordonnance de classement du Ministère public de l'arrondissement de Lausanne: face à deux témoignages contradictoires et l'impossibilité de récolter des preuves — les faits remontent à plusieurs années — la procureure met un terme à la procédure.

Ce qui met Dominique profondément en colère, ce sont les détails que le Ministère public a consignés dans le court texte de l’ordonnance: la procureure en charge du dossier estime qu'il n'est pas possible d'affirmer que l'homme ait profité en connaissance de cause de l'état d'ébriété de la jeune femme.

Pourquoi? Notamment «parce qu'il n'était pas inhabituel pour eux d'avoir des relations sexuelles». Dominique affirme que c'est faux, vu qu'il s'agissait de leur première rencontre de ce type. Il est vrai qu'elle a revu le jeune homme, et qu'ils ont eu une nouvelle relation sexuelle. Elle ne l'a pas caché à la police, qui l'a consigné dans le procès-verbal. Dominique explique toutefois s'être sentie prise dans un étau: elle a revu celui qui l'avait traumatisée la première fois par «contrainte sociale». Elle a l'impression qu'en insistant sur ce point, la procureure présume de son consentement puisqu'elle a été, semble-t-il, d'accord à un autre moment d'entretenir des relations sexuelles avec l'homme concerné. Un mythe sur le viol malheureusement trop répandu.

Nous avons soumis cette ordonnance à l'avocate Charlotte Iselin, spécialiste en droit pénal, régulièrement amenée à défendre des victimes d’infraction, qui affirme que «la connaissance de l'auteur présumé ne devrait pas nuire à la crédibilité de la victime». Le mythe persistant de l'agresseur inconnu dans une ruelle sombre conduit trop souvent à minimiser l'expérience de personnes agressées par des proches, alors que ces cas sont autrement plus fréquents. L'OMS estime qu'à l'échelle mondiale, un viol sur deux a lieu au sein du couple.

Quelques chiffres sur le viol

Chaque année, plus de 600 plaintes sont enregistrées par la police pour viol. Celles pour acte sexuel sur personne incapable de discernement ou de résistance: entre 100 et 200 par an. On ne sait pas combien de procédures sont classées sans suite avant même d'arriver devant un juge.

Les tribunaux condamnent chaque année 107 personnes pour viol en moyenne. Pour acte sexuel sur personne incapable de discernement, 56. Les associations de protection de victimes et du droit des femmes estiment toutefois que les statistiques de la criminalité ne reflètent pas l'ampleur des violences sexuelles: les centres LAVi recensaient en 2019 4624 consultations pour viol ou contrainte sexuelle. Une étude d'Amnesty International et de gfs relève qu'une femme sur cinq aurait déjà été victime de rapports sexuels non consentis. Seules 8% portent plainte.

Chaque année, plus de 600 plaintes sont enregistrées par la police pour viol. Celles pour acte sexuel sur personne incapable de discernement ou de résistance: entre 100 et 200 par an. On ne sait pas combien de procédures sont classées sans suite avant même d'arriver devant un juge.

Les tribunaux condamnent chaque année 107 personnes pour viol en moyenne. Pour acte sexuel sur personne incapable de discernement, 56. Les associations de protection de victimes et du droit des femmes estiment toutefois que les statistiques de la criminalité ne reflètent pas l'ampleur des violences sexuelles: les centres LAVi recensaient en 2019 4624 consultations pour viol ou contrainte sexuelle. Une étude d'Amnesty International et de gfs relève qu'une femme sur cinq aurait déjà été victime de rapports sexuels non consentis. Seules 8% portent plainte.

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C'est pour cette raison que la Convention d'Istanbul sur les violences sexuelles, dont la Suisse est également signataire, estime qu'un lien de connaissance avec l'agresseur est un facteur aggravant (voir l'encadré plus bas).

Photo: Pierre Ballenegger

Une victime qui doit se défendre

L'ordonnance vient renforcer le sentiment de Dominique d'être «dépossédée» de ce qui lui est arrivé par la procédure pénale. Comme si son expérience traumatique était balayée en quatre pages et avec des formules minimisantes: la partie plaignante «n'a rien dit ou fait pour repousser le prévenu». La procureure a estimé qu'il n'était pas établi que Dominique était assez ivre pour ne plus être en capacité de se défendre. Une victime qui ne s'est pas défendue, mais qui n'était pas assez vulnérable pour qu'on lui pardonne de ne pas l'avoir fait, n'est donc pas une victime du tout. «J'ai pourtant dit que je me suis sentie tétanisée... mais on a estimé qu'en fait, ça pouvait aller. J’ai été violée, et la justice a estimé que j’aurais dû me défendre.»

Dominique souligne aussi une autre phrase: «Bien que l'on puisse reprocher au prévenu de s'être montré insistant alors que la partie plaignante n'était pas en pleine forme, il n'a pas pu être établi qu'il s'était rendu compte de l'incapacité de résistance de la partie plaignante et qu'il avait l'intention de profiter de cette incapacité pour avoir des relations sexuelles avec elle.» Dominique laissera éclater sa colère sur Instagram, publiant des passages qu'elle juge ignominieux.

Photo: Pierre Ballenegger

Pourquoi la procureure a classé la plainte?

Charlotte Iselin s'étonne par ailleurs que l'affaire n'ait pas été soumise au tribunal. «A ce stade de la procédure, on devrait appliquer, selon la jurisprudence, le principe d'in dubio pro duriore: cela signifie qu’en cas de versions contradictoires et lorsqu’il n’est pas possible d’estimer que des déclarations sont plus crédibles que d’autres, le prévenu doit être mis en accusation et c’est à un Tribunal de trancher (ATF 143 IV 241). Contacté, le Ministère public a refusé de justifier plus amplement sa décision.

«Un an après ma plainte, cinq ans après les faits, quelques mois, années, après d'autres faits, j'oscille entre l'envie de me battre, pour moi et pour d'autres, la culpabilité, l'épuisement, les cauchemars, insomnies, dépressions, l'envie d'abandonner, la colère, la pression, l'impression d'être seule tout en sachant que je ne le suis pas. J'ai intégré que je devais être forte, parce que je n'ai pas d'autre choix. Mais pas trop forte, sinon personne ne me croira», conclut Dominique.

*prénom d'emprunt

Le problème du consentement dans la loi

Pour l'avocate Charlotte Iselin, ce cas illustre également pourquoi l'article pénal sur le viol devrait être redéfini: «Le code pénal est centré sur la résistance que devrait opposer la victime lors d’une agression. La victime doit démontrer qu’elle a tenté de résister à l’agression ou expliquer pourquoi elle n’a pas été en mesure de le faire».

Dès lors, «c'est à la victime qu'incombe de prouver qu’elle n’a pas pu s’opposer efficacement à l’agression», trouve-t-elle. Cette définition ne tient pas compte du fait que les victimes sont souvent trop tétanisées pour se défendre. Les phénomènes de dissociations (durant laquelle les personnes se dissocient de leur expérience corporelle pour surmonter un traumatisme) sont bien documentés.

«Si on passait à un système où il faut établir le consentement de la victime, cela permettra de changer de curseur, explique Charlotte Iselin. Du moment qu'on applique ce paradigme, on réfléchit plus en amont du rapport sexuel.» Cela ne changerait rien au fardeau de la preuve, mais changerait le paradigme sociétal: on déculpabiliserait les victimes. La session des femmes a par ailleurs envoyé un signal fort en intimant le Conseil fédéral de mettre en oeuvre une réforme du code pénal incluant le consentement explicite.

Le Conseil fédéral s'est toutefois, par le passé, déclaré contre un tel changement de loi. Dans le projet de réforme du code pénal en matière de violences sexuelles, dont la consultation s'est achevée en octobre de cette année, la notion n'a pas été incluse. Cette réforme devrait néanmoins aboutir à une redéfinition du viol, y incluant par exemple les hommes, qui ne peuvent pas être «violés» puisque le viol n'est défini que par une pénétration vaginale. De nombreuses personnes militent également pour que les peines soient durcies.


Pour l'avocate Charlotte Iselin, ce cas illustre également pourquoi l'article pénal sur le viol devrait être redéfini: «Le code pénal est centré sur la résistance que devrait opposer la victime lors d’une agression. La victime doit démontrer qu’elle a tenté de résister à l’agression ou expliquer pourquoi elle n’a pas été en mesure de le faire».

Dès lors, «c'est à la victime qu'incombe de prouver qu’elle n’a pas pu s’opposer efficacement à l’agression», trouve-t-elle. Cette définition ne tient pas compte du fait que les victimes sont souvent trop tétanisées pour se défendre. Les phénomènes de dissociations (durant laquelle les personnes se dissocient de leur expérience corporelle pour surmonter un traumatisme) sont bien documentés.

«Si on passait à un système où il faut établir le consentement de la victime, cela permettra de changer de curseur, explique Charlotte Iselin. Du moment qu'on applique ce paradigme, on réfléchit plus en amont du rapport sexuel.» Cela ne changerait rien au fardeau de la preuve, mais changerait le paradigme sociétal: on déculpabiliserait les victimes. La session des femmes a par ailleurs envoyé un signal fort en intimant le Conseil fédéral de mettre en oeuvre une réforme du code pénal incluant le consentement explicite.

Le Conseil fédéral s'est toutefois, par le passé, déclaré contre un tel changement de loi. Dans le projet de réforme du code pénal en matière de violences sexuelles, dont la consultation s'est achevée en octobre de cette année, la notion n'a pas été incluse. Cette réforme devrait néanmoins aboutir à une redéfinition du viol, y incluant par exemple les hommes, qui ne peuvent pas être «violés» puisque le viol n'est défini que par une pénétration vaginale. De nombreuses personnes militent également pour que les peines soient durcies.


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