Votation sous haute tension
Jura bernois: ces habitants ne veulent pas de cette centrale solaire!

A Mont-Soleil, dans le Jura bernois, le projet d’extension de la centrale solaire ne fait pas que des heureux. Un projet démesuré selon les opposants qui refusent que l'on sacrifie les pâturages verdoyants sur l’autel de la transition énergétique. Reportage.
Publié: 05.06.2024 à 11:00 heures
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Dernière mise à jour: 05.06.2024 à 11:06 heures
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Alessia BarbezatJournaliste Blick

«Vous voyez le Chasseral, là? Eh bien, la prochaine fois que vous viendrez ici, vous ne le verrez plus!» Sur les hauteurs du vallon de Saint-Imier (BE), Jean-Michel Luginbühl, les yeux aussi bleus que sa veste et les joues rouges de colère, désigne le sommet du massif du Jura suisse, piqué de sa fameuse antenne de télécommunications.

Depuis ce sentier didactique, qui permet de parcourir la crête à 1200 mètres tout en observant les 16 turbines du plus grand parc éolien de Suisse et la centrale solaire de Mont-Soleil, la vue est imprenable. Or ce panorama idyllique pourrait bien disparaître derrière… des panneaux photovoltaïques. «La taille d’un petit immeuble! Vous vous rendez compte?! Dans nos pâturages!» s’exclame le retraité courroucé.

Les opposants ont créé l’association Mon Soleil Sombre pour lutter contre ce projet qu’ils jugent démesuré. Une association qui compte environ 250 membres.
Photo: Louis Dasselborne

Si, en 1992, ce premier parc solaire en Suisse – le plus grand en Europe à l’époque – faisait la fierté de l’Arc jurassien et positionnait la Suisse comme un pays pionnier dans le développement de cette énergie renouvelable, son projet d’extension ne fait pas rêver celui qu’on surnomme «Jean-Mi» et la poignée d’habitants de Mont-Soleil, réunis en cet après-midi de mai. Pire, ça les fâche tout rouge. «Nous ne sommes pas des gens qui montent aux barricades, se justifie Frédéric Oppliger, contestataire de la première heure. Mais quand on a réalisé ce qu’ils allaient faire, on s’est dit qu’il fallait agir pour préserver nos pâturages.»

Les opposants ont créé l’association «Mon Soleil Sombre» pour lutter contre ce projet qu’ils jugent démesuré. Une association qui compte environ 250 membres.
Photo: Louis Dasselborne
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L’opposition s’organise

Alors ils ont créé l’association Mon Soleil Sombre pour s’opposer au projet des Forces électriques de La Goule et de leur propriétaire, le groupe bernois BKW, sur lequel les habitants de Saint-Imier devront trancher le 9 juin. Une votation sous haute tension, en marge de celle, fédérale, sur la loi sur l’électricité, qui vise à garantir la sécurité de l’approvisionnement en électricité de la Suisse au moyen des énergies renouvelables. Un texte que ces opposants appellent à refuser. Car si cette loi fédérale sur l’énergie venait à être approuvée, celle-ci permettrait de faire passer ce projet d’extension du parc solaire, même s’il était refusé par les habitants de Saint-Imier et de ses environs.

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La Goule et BKW sont juste là pour faire du business et empocher les subventions de la Confédération»
Frédéric Oppliger, opposant et membre de l'association «Mon soleil sombre»
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Et, à Mont-Soleil, il faut dire que les porteurs du projet ont vu les choses en grand. En très grand même, en multipliant par dix la surface de la centrale existante. Concrètement, ce sont 390 tables photovoltaïques d’une longueur de 19 mètres et d’une hauteur de 7 mètres qui seront disséminées sur 15 hectares de pâturages boisés et de terrains agricoles. Avec une inclinaison presque à la verticale, à 60 degrés (contre 40 degrés actuellement), pour capter plus efficacement le rayonnement du soleil en hiver. Le tout placé à 2,50 mètres du sol afin de permettre une cohabitation inédite entre activités agricole et énergétique.

L’objectif? La production annuelle de 11 GWh amenée à couvrir les besoins en électricité de près de la moitié des ménages de Saint-Imier, selon les chiffres avancés par les promoteurs. Un projet gigantesque qui coûtera la bagatelle de 26 millions de francs, dont près de la moitié sera subventionnée par la Confédération, en vertu de la loi Solar Express, adoptée en urgence en 2022 par le parlement sous la menace d’une pénurie d’électricité.

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«Ce projet permettra de réduire la dépendance énergétique de la Suisse envers l’étranger pendant l’hiver»
Cédric Zbinden, directeur des Forces électriques de La Goule
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Une loi qui n’est pas vraiment du goût des opposants. «Avec cette Solar Express, la nature est sacrifiée sur l’autel de la transition énergétique. On nous a fait peur avec cette menace de ce black-out imaginaire, ces hypothétiques délestages», peste Frédéric Oppliger. Et l’habitant de Mont-Soleil de poursuivre: «Ce projet est pharaonique, mais son rendement, minime. La Goule et BKW sont juste là pour faire du business et empocher les subventions de la Confédération.»

Au terme de business, Cédric Zbinden, directeur des Forces électriques de La Goule et président de la Société Mont-Soleil, préfère ceux d’intérêt général et de droit d’urgence. On serpente avec lui entre les panneaux photovoltaïques de la centrale existante et un troupeau de moutons qui paissent l’herbe. «Ce projet d’importance nationale a vu le jour pour apporter une réponse concrète à un problème urgent. Il permettra de réduire la dépendance énergétique de la Suisse envers l’étranger pendant l’hiver», explique-t-il.

Cédric Zbinden est le directeur des Forces électriques de La Goule. Avec ce projet, il pensait susciter un engouement régional et perpétuer l’esprit pionnier de la région. Il a dû déchanter.
Photo: Louis Dasselborne

Pourquoi ne pas envisager des installations sur les toits plutôt que sur des terres agricoles comme le souhaiteraient les opposants? «Cela ne répondrait pas aux besoins de Solar Express, répond-il. Cela nécessiterait des adaptations coûteuses du réseau électrique alors que nous avons une ligne qui passe à proximité.»

En poste depuis 2016, c’est la première fois que cet enfant de la région rencontre une telle résistance. «Pour nous, ce projet avait des allures de fierté régionale, dit-il. Perpétuer l’esprit de pionnier et d’innovation de l’Arc jurassien est une des forces du projet. On a placé la barre tellement haut en termes d’énergie, d’économie, de paysage, de climat, de biodiversité et d’agriculture.» Et d’être persuadé que l’épopée susciterait l’adhésion.

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«La vérité, c’est que les habitants du coin se sentent sacrifiés. C’est une nouvelle fois chez nous qu’on vient installer ces trucs»
Frédéric Oppliger, opposant et membre de l'association «Mon soleil sombre»
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C’est visiblement raté. «La question du 'pas chez nous' suscite un vif débat», regrette-t-il. De l’esprit pionnier et d’intérêt général, les opposants n’ont que faire. Et le dialogue est rompu. «Les promoteurs tartinent ces arguments dans les médias, ils font du politiquement correct, objecte Frédéric Oppliger. La vérité, c’est que les habitants du coin se sentent sacrifiés. C’est une nouvelle fois chez nous qu’on vient installer ces trucs. En gros, le raisonnement revient à dire qu’ici, c’est déjà une décharge, alors autant continuer à saccager ces terrains. On se fout du paysage!» Il s’étrangle: «Même une association pour la défense du paysage est en faveur du projet!»

Pragmatisme au détriment du paysage?

Ce que confirme au téléphone – en termes moins fleuris – Raimund Rodewald, le directeur de la Fondation Suisse pour la protection et l’aménagement du paysage. «Nous avons retenu deux critères pour soutenir l’extension de cette centrale solaire. Le premier est celui du regroupement des infrastructures, d’étendre la production existante, là où est déjà présente une activité qui impacte le paysage. Et sur le site de Mont-Soleil, on peut concentrer les infrastructures et combiner le solaire et l’éolien.» Le deuxième critère? «Nous donnons notre accord pour des projets où l’impact visuel sur le paysage est déjà important. Par exemple, comme c’est le cas en ce moment dans les Grisons, pour des constructions proches d’ouvrages de protection contre les avalanches. En revanche, sur un alpage alpin complètement préservé, c’est non.»

Un pragmatisme inadmissible pour Maud de Graaff, qui fait partie des opposants, présente ce jour-là. «Je n’accepte pas qu’on vienne nous dire que vu qu’il y a déjà des structures ici, c’est moins dommage qu’ailleurs. La faune et la flore sont déjà impactées et on va rajouter une couche supplémentaire? Ça me dépasse…»

Et cette ancienne membre de Pro Natura d’enchaîner: «Vous voyez les épicéas là-bas? Ils meurent à cause du réchauffement climatique. Il y a plusieurs bourgeoisies avec lesquelles je travaille qui ont d’ores et déjà pris les devants, qui plantent des arbres qui résistent au changement climatique, qui repiquent des haies pour préserver les petits animaux. Elles font le nécessaire pour pallier la mort des épicéas. Que fait celle de Saint-Imier pour sauver ses pâturages? Elle installe des panneaux solaires et elle coupe tout.» Purement par motivation financière, selon Maud de Graaff. «La bourgeoisie de Saint-Imier va encaisser les redevances pour l’estivage du bétail et pour la location des terrains.»

La bourgeoisie assume

Nous sommes allés poser la question au principal intéressé, Serge Terraz, président de la bourgeoisie de Saint-Imier et propriétaire des terres sur lesquelles le projet sera amené à se déployer. Est-il mû uniquement par l’appât du gain? Il balaie cette affirmation d’un revers de la main, même s’il ne dévoile pas le montant que la bourgeoisie va empocher grâce à cette double location. «Evidemment que cette rétribution est bienvenue. Nous sommes une corporation de droit public, à but non lucratif. Cet argent nous servira – comme on le fait depuis des générations – à réinvestir à Saint-Imier, notamment pour améliorer la biodiversité des pâturages boisés des Eloyes.»

Serge Terraz, président de la bourgeoisie de Saint-Imier: «Nos prédécesseurs ont eu l’audace d’accueillir cette centrale solaire. On s’inscrit dans ce mouvement.»
Photo: Louis Dasselborne

Car en dix ans, en raison des sécheresses, le nombre d’épicéas présents sur le site est passé de 1332 à 900, rongés par le bostryche. «De plus, les mesures de compensation de 650 000 francs offertes par les promoteurs nous permettront de reboiser rapidement la zone et de contrer les effets du réchauffement climatique. Sans cela, c’est certain, nous n’aurions pas les moyens de le faire», constate celui qui préside la bourgeoisie depuis treize ans.

S’il admet que les structures photovoltaïques impacteront notablement la vue sur les Alpes et le Chasseral, Serge Terraz tient à rappeler: «Il y a une trentaine d’années, nos prédécesseurs ont eu l’audace d’accueillir cette centrale solaire à Mont-Soleil. Une énergie dont personne ne voulait et qui a permis de faire avancer la recherche et est devenue une référence dans le monde entier. On s’inscrit dans ce mouvement.»

Et puis, l’un des slogans des opposants affiché sur la route de la centrale – «Des panneaux photovoltaïques oui, mais sur nos toits, pas dans nos pâturages!» – lui reste en travers de la gorge. Et de rappeler que ces pâturages appartiennent à la bourgeoisie.

L’esprit pionnier de Saint-Imier?

Dans son bureau, Corentin Jeanneret, le maire de la commune, tiré à quatre épingles, reconnaît que le sujet est hautement émotionnel. C’est pourquoi le législatif, sur recommandation de l’exécutif, a décidé de laisser le peuple trancher le 9 juin. Le Conseil de ville n’injectera pas un centime dans le projet. «La commune a un rôle de facilitateur. Il est faux de dire qu’elle vend son âme au diable. Nous avons obtenu des garanties de la part des porteurs du projet, assure-t-il. Ils prendront en charge les coûts relatifs à l’usure des routes due aux travaux et la société anonyme qui exploitera la centrale sera domiciliée à Saint-Imier, ce qui nous assure une contribution fiscale.»

Corentin Jeanneret, le maire de Saint-Imier: «Il est faux de dire que la commune vend son âme au diable. Nous avons obtenu des garanties de la part des porteurs de projet.»
Photo: Louis Dasselborne

Le maire, âgé de 28 ans, assure comprendre les réticences des opposants: «Je les ai même reçus dans mon bureau mais, à un moment donné, il faut aller de l’avant.» Et de souligner l’esprit pionnier qui fait selon lui l’ADN de Saint-Imier. Il désigne un panneau publicitaire où s’affiche: «Saint-Imier, terre d’énergies.» «Energies au pluriel, précise-t-il. Ce «s» symbolise notre esprit pionnier. L’énergie horlogère, l’énergie ouvrière, berceau de l’anarchisme, ou encore l’énergie renouvelable. A l’époque, quand nous avons dit oui à l’énergie solaire, nous étions passés pour des fous. Aujourd’hui, plus personne ne songerait à revenir en arrière.»

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