Coup d'envoi dans deux mois
Au Qatar, des milliers de morts restent inexpliquées

La porte-parole d'Amnesty International en Suisse, Nadia Boehlen, répond à l'ambassadeur qatari sur plusieurs sujets comme la mort des travailleurs sur les chantiers des stades, la liberté d'expression et les droits humains.
Publié: 27.09.2022 à 15:05 heures
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Dernière mise à jour: 27.09.2022 à 15:06 heures
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Ugo CurtyJournaliste Blick

Ce mardi soir, l'équipe de Suisse de football joue son dernier match à domicile avant la Coupe du monde de football au Qatar. L'émirat est au centre de l'attention alors que la compétition débute dans moins de deux mois.

De nombreuses questions sont notamment posées sur la violation des droits humains à Doha. Vendredi, l'ambassadeur du Qatar à Berne, Mohammed Jaham Abdulaziz Al Kuwari, a défendu le bilan de son pays dans le «Tages Anzeiger».

L'ambassadeur du Qatar en Suisse, Mohammed Jaham Abdulaziz Al Kuwari, pose dans son bureau en novembre 2021.
Photo: Siggi Bucher/Blick

Pour Blick, la porte-parole d'Amnesty International en Suisse, Nadia Boehlen, répond à plusieurs points soulevés par le diplomate dans le quotidien zurichois. Les propos de l'ambassadeur sont reproduits en gras ci-dessous.

Alors que l'ambassadeur ne décompte que 38 décès de travailleurs migrants au Qatar, dont seulement trois dans les stades, Amnesty estime que «des milliers de personnes sont concernées».
Photo: DUKAS

«Malheureusement, cette information est trompeuse. 6500 ouvriers ne sont pas morts sur les chantiers de construction des stades de la Coupe du monde. Si nous regardons les chantiers des stades, nous avons eu 3 décès liés au travail et 35 décès pour d’autres causes.»

Nadia Boehlen: «Nous récusons cette position sur la base des recherches que nous avons effectuées au Qatar. Comme le pays n’enregistre pas correctement les causes de décès des travailleurs migrants, les attribuant à des «causes naturelles» ou à des insuffisances cardiaques, il est difficile d’articuler des chiffres exacts. Mais lorsque l’on analyse les données, on s’aperçoit bel et bien que des milliers de personnes sont effectivement concernées. Leurs décès sont, dans une grande mesure, inexpliqués. Les statistiques officielles du Qatar indiquent que plus de 15’021 personnes non qatariennes – de tous âges et de toutes professions – sont mortes entre 2010 et 2019. Les données sur la cause du décès ne sont pas fiables en raison de l’absence d’enquêtes, ce qui a été documenté par Amnesty.»

«Par exemple, les statistiques officielles du Bangladesh montrent que 71% des décès de ressortissants de ce pays au Qatar entre novembre 2016 et octobre 2020 ont été attribués par les autorités qatariennes à des «causes naturelles». Une étude parue en 2019 dans la revue «Cardiology» a aussi établi une corrélation entre la chaleur et la mort d’ouvriers népalais au Qatar, indiquant qu’une grande partie des drames auraient pu être évités avec de meilleures mesures contre la chaleur.»

«En quoi leurs droits [des travailleurs migrants] ont-ils été violés? Quelle compensation devrait-il y avoir s’ils sont payés dans les temps, comme convenu par contrat, si leurs conditions de travail sont conformes aux normes internationales et s’ils sont bien logés?»

Nadia Boehlen: «Dans de nombreux cas, les contrats de travail ne respectent pas les standards internationaux. Ainsi, le salaire minimum adopté en 2020 par le Qatar (90 euros pas mois plus 115 euros si le logement et la nourriture ne sont pas fournis) est largement inférieure à celui qu’avait préconisé l’Organisation internationale du travail (290 euros). Un fonds d’indemnisation est nécessaire pour couvrir le paiement des salaires qui n’ont pas été versés (une pratique qui demeure courante), des frais d'embauche exorbitants payés par des centaines de milliers de travailleurs et travailleuses et les indemnités pour les accidents de travail et les morts. Le programme doit également soutenir les initiatives pour la protection à l’avenir des droits des travailleurs et travailleuses.»

«La Coupe du monde nous aide à accélérer notre développement économique et social. Sans le tournoi, ces changements auraient pu prendre encore vingt ou trente ans.»

Nadia Boehlen: «C’est vrai qu’il y a eu des avancées. Des réformes ont démantelé le système de la Kafala, ce système de parrainage en vertu duquel l’employeur contrôle la liberté de mouvements de son employé, notamment changer d’emploi ou quitter le pays. Pourtant, dans la pratique, on constate que de nombreux employeurs gardent la mainmise sur leurs employés, les soumettent toujours à une autorisation écrite lorsqu’ils souhaitent changer d’emploi, les poursuivent pour délit de fuite, ou retiennent leur salaire.»

Nadia Boehlen est porte-parole d’Amnesty Suisse.
Photo: Yves Leresche

«Le Comité suprême chargé de l’organisation de la Coupe du Monde a adopté en 2014 des normes relatives au bien-être des travailleurs, améliorant ainsi le sort des personnes employées sur les sites officiels de la FIFA, comme les stades, mais elles ne sont pas universellement respectées et ne couvrent qu’une minorité des centaines de milliers de personnes employées sur les projets de la Coupe du monde.»

«Les mesures sont partielles. Un autre accord signé en 2018 ne concerne pas les centaines de milliers de travailleurs et travailleuses employés sur d’autres sites et infrastructures essentiels pour la Coupe du monde, comme les transports, les équipements collectifs et les hôtels.»

«Nous n’avons rien contre les homosexuels. Ces gens ne sont pas suivis par la police, ils ne sont pas condamnés. Ils vivent une vie normale comme tout le monde.»

Nadia Boehlen: «Le Code pénal du Qatar érige toujours les relations sexuelles entre hommes en infraction passible de peines pouvant aller jusqu’à sept ans de prison. En février 2021, Mashrou Leila, un groupe de rock libanais dont le chanteur principal est ouvertement gay, a annulé son concert prévu sur le campus de l’université Northwestern à Doha pour des «raisons de sécurité» après de vives réactions homophobes sur Internet.»

«Bien sûr, l'opinion publique existe au Qatar. Tout comme c’est le cas ici en Suisse. Il y a des conservateurs, des libéraux, des modérés…»

Nadia Boehlen: «Des exemples concrets prouvent que la liberté d’expression est muselée, que ce soit en politique ou dans la défense des droits humains. En mai 2021, les autorités qataries ont fait disparaître Malcolm Bidali, un agent de sécurité originaire du Kenya, blogueur et militant pour les droits des travailleurs migrants. Il a été détenu à l’isolement pendant un mois et n’a pas été autorisé à accéder à un avocat. Deux mois plus tard, le Conseil judiciaire suprême l’a condamné au titre de la loi controversée sur la cybercriminalité pour avoir publié de «fausses informations dans l’intention de mettre en danger le système public étatique». Ce jugement a été rendu sans que Malcolm Bidali ne soit officiellement inculpé, traduit devant un tribunal ni informé des charges retenues contre lui. Il a quitté le Qatar le 16 août 2021 après avoir payé une lourde amende.»

«En 2018, le Qatar a rejoint le Pacte international relatif aux droits civils et politiques (PIDCP). Ce qui lui a valu les éloges de la communauté internationale. Deux ans plus tard, le pays a pourtant formulé une nouvelle loi vague qui punit la diffusion ou la publication «partiale» d’information. Les contrevenants risquent une peine pouvant aller jusqu’à cinq ans de prison et une amende de 25'000 francs environ. C’est un outil utilisé pour museler l’opposition.»

«Ueli Maurer nous rejoindra à la Coupe du monde pour le match entre la Suisse et le Brésil. Nous attendons sa visite avec impatience.»

Nadia Boehlen: «Le conseiller fédéral devrait saisir l’opportunité de sa visite au Qatar pour mettre la question des droits humains sur la table des discussions. Par ailleurs, Amnesty ne prône pas le boycott, mais ne le déjuge pas non plus, pour les médias et les fans de football. Libre à chacun et chacune d’agir d’après ses valeurs. Ce qui est certain, c’est que la population n’est pas indifférente aux violations des droits humains. Récemment, un sondage révélait que 86% des Suisses et Suissesses qui prévoyaient de regarder un match de foot étaient en faveur d’un fond d’indemnisation pour les travailleurs migrants.»

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