Fin du conte de fées
Comment le héros Novak Djokovic est devenu si détesté

Des bombardements des Balkans au firmament du tennis: la vie de Novak Djokovic a tout pour ressembler à un conte de fées. Mais au fil des années, de nombreux épisodes lui ont mis le monde de son sport à dos.
Publié: 09.01.2022 à 16:07 heures
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Dernière mise à jour: 09.01.2022 à 18:38 heures
Cécile Klotzbach

L'histoire de Novak Djokovic commence comme une version masculine du conte de Cendrillon. Il était une fois un pauvre garçon serbe qui grandit entre le village de Kopaonik (bombardé durant la guerre des années 1990), à la frontière serbo-kosovare, et la maison de son grand-père à Belgrade. Le petit Novak doit faire la queue pour du pain, du lait et de l'eau. Pour passer le temps, il frappe des balles de tennis contre un mur de pierre criblé de trous. Le garçonnet fait preuve d'un tel talent qu'il est vite repéré par Jelena Genčić, qui avait déjà découvert Monica Seles et Goran Ivanišević. Sa destinée: chambouler le monde du tennis.

Ses parents, qui travaillent dans une pizzeria, sacrifient jusqu'au dernier sou pour l'aîné de leurs trois fils, mettant de côté les souhaits des deux plus jeunes, Marko et Djordje. Ils font tout ce qu'ils peuvent, allant même jusqu'à s'endetter auprès de criminels mafieux afin d'obtenir plus d'argent pour leur champion de fils. Toute la famille se met en danger pour le «projet Novak».

Malgré la pression, le jeune Serbe réalise un sans-faute. Il n'hésite pas à partir à l'étranger pour progresser à la mesure de son talent. À douze ans, il file en Allemagne et fait ses débuts professionnels dès 2003, à 15 ans. Deux décennies plus tard, il est le roi du tennis mondial et a accumulé plus de 150 millions de dollars de gains. Il est No 1 durant 354 semaines — un record — et beaucoup estiment qu'il est le meilleur joueur de l'histoire.

Sur le court de tennis, le numéro 1 mondial Novak Djokovic (34 ans) fait des miracles et chasse les records.
Photo: Getty Images
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Un amour tant désiré qui lui échappe

Voilà pour la version conte de fées. Mais la fable de Novak Djokovic ne serait pas complète sans sa part plus sombre. Dans l'histoire de Cendrillon, tout le monde souffre avec elle dans sa lutte contre sa belle-mère. Il en va autrement du Serbe: l'amour du public pour «Nole» est bien plus ténu que celui dont jouissent Rafael Nadal et Roger Federer.

Le «Djoker» a beau gagner tant et plus, essayer de contribuer à rendre le monde meilleur à travers sa philanthropie et ses oeuvres caritatives, utiliser son statut pour aider son pays natal meurtri, cela n'améliore pas vraiment son image. Le jeune homme de Kopaonik polarise: adulé par les siens, il fait face à de nombreuses critiques à l'étranger, notamment pour certaines fréquentations sulfureuses. Ces dernières années, il a plusieurs fois fait preuve d'une attitude réticente, voire critique, envers la science, affirmant par exemple pouvoir purifier de l'eau sale avec ses prières.

Dans son pays, Novak Djokovic n'en est pas moins un héros, voire un sauveur. Le peuple serbe dénonce avec véhémence la cabale contre l'«antivax» numéro 1 mondial du tennis, quitte à lui rendre un hommage versant volontiers dans le pathos. Le président — contesté — Aleksandar Vukic y voir un héros tragique, un «prisonnier», tandis que sa famille mobilise le divin (Dijana, sa mère, avance que son fils est «choisi par Dieu») ou insulte la concurrence («Federer, éduque tes enfants et va skier», a martelé son père Srdjan).

Est-ce juste de critiquer Novak Djokovic pour cela? A chacun son avis. Une chose est sûre: il n'y a pas que ses fréquentations ou ses origines qui ont causé la réputation sulfureuse du «Djoker». Le Serbe y a lui-même contribué, et cela dès ses premiers succès. A peine arrivé parmi les meilleurs joueurs mondiaux, il a fait polémique en imitant les autres joueurs. Humour ou comportement blessant? Certaines «victimes» n'y ont pas goûté, accusant la nouvelle star du circuit de manque de respect. Le futur vainqueur de 20 tournois du Grand Chelem s'est défendu en assurant avoir été mal compris.

Ces épisodes ont été les premiers d'une tension entre le champion serbe et ses adversaires. Son comportement lorsqu'il est mené au score a souvent été pointé du doigt. A-t-il feint des blessures? Fait-il semblant d'être souffrant lorsqu'il est dans le dur et d'appeler le soigneur pour déstabiliser ses adversaires et briser leur élan? Novak Djokovic s'est tout de même soumis à de nombreux examens et les médecins ont établi un diagnostic en 2012: une intolérance au gluten qui serait à l'origine de sa fragilité. Le déclic pour «Nole», qui change radicalement d'alimentation. Le «TGV» Djokovic alors est lancé et ne s'arrête plus. Jusqu'à Melbourne 2022?

Le Serbe ne s'est pas fait que des amis en Australie.
Photo: keystone-sda.ch

Parmi les éléments problématiques, on peut également mentionner son rapport avec les médias. Les journalistes internationaux le considèrent comme un homme intelligent, plein d'humour et courtois. Mais aussi, de plus en plus, comme un peu prétentieux. Surtout lorsqu'il exprime son grand respect pour Federer et Nadal dans des éloges presque serviles ou qu'il distribue des chocolats lors de conférences de presse pour célébrer une journée victorieuse. Sur le papier, le geste est louable, mais avec le temps, son charme exagéré est devenu de moins en moins crédible.

Car cela ne correspond pas du tout à l'attitude combative et martiale qu'il affiche sur le court. Dans l'ivresse de la victoire, le «Djoker» déchire ses t-shirts pour se taper sur la poitrine nue, tel King Kong. C'est peut-être de lui qu'il tient ses cris primaires, effrayants et simiesques, qu'il pousse dans les moments de grande tension. Si tout ne fonctionne pas, il casse ou lance ses raquettes dans une rage aveugle ou donne de violents coups de pied dans les bandes publicitaires. Mais cela peut aussi être une stratégie: une fois qu'il a la foule contre lui et qu'il semble exagérer ses souffrances, il est alors le plus dangereux!

Seul contre le reste du monde

Ce père de famille, qui élève ses deux enfants Stefan (7 ans) et Tara (4 ans) avec son amour d'enfance Jelena, semble se complaire dans ce rôle de «rabat-joie». Cela ne se voit pas seulement sur le terrain, mais aussi en dehors. Seul contre le reste du monde — c'est ce qui caractérise Novak depuis ses débuts. La création de la «Professional Tennis Players Association» (PTPA), qui doit contrer la toute-puissance de l'ATP et aider les joueurs à avoir plus d'influence et de pouvoir de décision, fait partie de cette ligne.

Srdjan, le père de Novak, a pris la parole pour défendre son fils «emprisonné» en Australie.
Photo: keystone-sda.ch

Le fondateur et président de la PTPA a lancé sa révolution peu avant l'US Open 2020, juste au moment où le circuit allait enfin retrouver un peu de normalité après des mois d'urgence pandémique. Depuis lors, il divise la scène du tennis en deux camps et l'opposition comprend également les traditionalistes plutôt conservateurs, comme Federer et Nadal.

Mais non, Djokovic n'est pas un traditionaliste. C'est plutôt un spiritualiste, ce qu'il affiche de manière de plus en plus extrême et qui le rend de plus en plus insaisissable. Avec l'ex-joueur espagnol devenu gourou Pepe Imaz, il a prêché la paix et l'amour. Pepe Imaz a aidé le frère de Novak, Marko, à sortir d'une dépression en 2013. C'est pour cela que la superstar du tennis a également misé sur son aide. Il a été si enthousiasmé par les effets de la méditation et des longues étreintes qu'il s'est soudainement séparé de son entraîneur à succès, Boris Becker, et du reste de son équipe d'encadrement en 2016. Ce n'est que deux ans plus tard — après une période infructueuse avec le coach-gourou — que le Serbe s'est rabiboché avec son entraîneur de (presque) toujours, Marian Vajda.

En 2020, Djokovic dérive vers des sphères encore plus nébuleuses. Dans des dialogues en direct sur le net, il se laisse publiquement inspirer et influencer par des ésotéristes. Avec le sportif hollandais Wim Hof, il échange sur le «pouvoir de la pensée» et suit sa recommandation de prendre des bains de glace. Avec l'Iranien Chervin Jafarieh, un alchimiste «à l'âme sœur», il philosophe sur la fusion de la spiritualité et de la science. Selon lui, la force de l'esprit et de la prière permet de transformer une eau polluée en eau pure. Il tient alors des discours comme: «Nous, les hommes, sommes des êtres électriques, faits autant d'énergie que de chimie.»

Éjecté de l'US Open

L'esprit et les prières n'ont toutefois été d'aucun secours pour réprimer un accès de colère à l'US Open il y a un an et demi. Devant des gradins vides, il envoie involontairement une balle en direction d'une juge de ligne lors de son huitième de finale. Elle est touchée à la gorge et s'effondre sur le court en haletant. Novak Djokovic est disqualifié.

Lors de l'US Open 2020, «Nole» avait été exclu du tournoi après avoir frappé une juge de ligne avec une balle.
Photo: keystone-sda.ch

Un scandale précédé de celui qui va faire couler encore tant d'encre ces prochains jours: son attitude vis-à-vis du Covid. Avec le «Tour de l'Adriatique», qu'il lance en pleine pandémie, Djokovic fait éclater la bulle dans laquelle le sport se trouve alors. La situation est embarrassante: il a fait la fête et dansé torse nu en discothèque avec ses invités, qui contracteront presque tous le Covid les jours suivants.

Bien qu'il se soit déclaré opposé à la vaccination dès le début de la crise, on a longtemps spéculé sur le fait de savoir s'il céderait, pour le bien de sa carrière, à la pression de l'ATP et aux conditions d'entrée strictes des gouvernements étrangers. Au plus tard en 2022 pour l'Open d'Australie, où les règles sont plus sévères qu'ailleurs et où le titre doit revêtir une importance particulière. Car il a l'occasion à Melbourne de devenir l'indiscutable «GOAT» (Greatest of All Time, le Meilleur de tous les temps) en décrochant un 21e titre du Grand Chelem, ce qu'il n'avait pas su faire au dernier US Open, un an après son exclusion.

Aussi grands que soient les enjeux sportifs, ce n'est pas une surprise que Novak Djokovic ne se soit pas résolu à se faire vacciner (un fait confirmé dimanche par les autorités australiennes), ni qu'il n'en assume pas les conséquences. Celui que certains appellent désormais «Novax Djocovid» est coincé «Down Under», aux Antipodes. Dans un hôtel de quarantaine délabré, le roi du tennis prie pour que son recours devant le tribunal aboutisse.

Un recours qui est fondé sur une prétendue infection au Covid datant du 16 décembre, qui lui garantirait les anticorps nécessaires pour faire valider l'exemption médicale demandée par ses avocats et obtenir le visa spécial qu'il lorgne. Le hic: Djokovic a été vu et photographié sans masque lors d'une cérémonie publique, le lendemain. Il a également accordé une interview au journal «L'Equipe», le 18 décembre...

Ses chances de participer au premier tournoi du Grand Chelem de l'année sont faibles, mais elles existent. Et si Novak Djokovic venait à se retrouver dans une situation de «seul contre tous», il serait alors très difficile à battre — tant il adore cette posture. Mais une victoire face à l'hostilité attendue du public australien ne ferait pas pour autant de ce 21e titre majeur un conte de fées. Avec tous ces éléments dans son «dossier», Novak Djokovic est passé de belle Cendrillon en vilaine marâtre pour de nombreux fans de sport, et pas seulement de tennis. Le conte de fées est. terminé.

(Adaptation par Matthias Davet et Adrien Scharrenberger)


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